24 heures avant Paris, l’Etat islamique autoproclamé frappait Beyrouth,
sans susciter la même solidarité internationale avec les victimes. De
quoi s’interroger sur les raisons de ces perceptions différentes.
Un article de Rue89 par Pierre Haski
Il y a, dans le jargon journalistique, une « loi » bien connue, celle du « mort kilomètre » ; une règle qui veut que deux morts dans un accident de métro à Paris ou Londres pèsent plus lourd que 100 morts dans un accident de train à l’autre bout du monde, en Inde ou en Bolivie.
Une loi absolument cynique mais qu’un rédacteur en
chef de 20 heures télé connaît parfaitement : un téléspectateur français
s’identifiera avec un « commuter » anglais qui a le même mode de vie
que lui, pas avec un habitant de Bombay qui, pourtant, va lui aussi
bosser.
Appliquée au terrorisme, cette règle connaît
quelques variantes qui montrent que ce que nous considérons parfois
comme des « émotions collectives planétaires » sont effectivement à
géométrie variable : toutes les victimes du terrorisme ne se valent pas
dans la bourse aux émotions, et les terroristes l’ont bien compris en
ciblant Paris et ses habitants.
Deux exemples de ces perceptions, qui en disent long sur les lignes de fracture et les fossés qu’elles engendrent.
Beyrouth-Paris, même souffrance ?
24 heures avant Paris, l’Etat islamique autoproclamé a frappé à Beyrouth,
plus précisément dans le quartier chiite de Borj el-Barajneh, faisant
43 morts et 239 blessés. C’est l’attentat le plus sanglant dans la
capitale libanaise depuis plus de vingt ans.
Le lieu du double attentat à Beyrouth, le 13 novembre 2015 - Bilal Hussein/AP/SIPA
Mais cette attaque n’a pas suscité la même émotion
que les attaques de Paris par les mêmes auteurs, 24 heures plus tard.
Pas de monuments illuminés avec un cèdre, pas de photos de profil
barrées de noir sur les réseaux sociaux, pas de veillées à la bougie aux
quatre coins du monde.
Très vite, de surcroît, l’attentat de Beyrouth a été
occulté par les événements de Paris, sans précédent par leur ampleur et
le modus operandi, terrifiants par la froideur de leur exécution.
Pourquoi cette différence de traitement ?
Il aura fallu que quelques personnes s’en émeuvent
pour que commence à apparaître le lien entre deux capitales
endeuillées : Paris-Beyrouth, même souffrance. D’abord des Libanais,
mais aussi des célébrités comme Angelina Jolie, qui a posté sur ses
différents comptes un appel à ne pas oublier le Liban.
« Alors que tout le monde parle de Paris, personne ne mentionne l’attaque de l’Etat islamique contre le Liban. Je prie pour les deux pays ».
Même auteur,
Même procédé,
Pays différents donc réaction différente #nomention #AngelinaJolie pic.twitter.com/BCbOWwB2ct
— Mamadou El-Shabazz (@Mams_Taylor) 15 Novembre 2015
Pourquoi cette différence de traitement ? De fait,
c’est le même mécanisme de l’identification sociale qui est à l’œuvre,
comme dans le « mort kilomètre » des accidents de train.
Tout le monde, de San Francisco à Sydney en passant
par Varsovie, peut s’identifier à un jeune Parisien présent à un concert
de rock, se souvenir qu’il est allé ou rêve d’aller en vacances à
Paris ; personne ne s’identifiera avec l’habitant d’un quartier chiite
de Beyrouth (donc « pro-Hezbollah »...), même si c’est un jeune du même
âge pas très différent de la victime parisienne...
Vraies et fausses symétries
Si l’absence relative de compassion pour les
victimes de l’attentat de Beyrouth résulte des représentations forgées
au fil du temps, il est un autre débat sur la différence de traitement
des victimes qui, lui, est plus dérangeant.
C’est celui qu’entretiennent les pro-djihadistes sur
les réseaux sociaux. Le site de veille des réseaux djihadistes en ligne
Site (Search for International Terrorist Entities) donne ainsi des extraits de discussions autour de cette question.
Un internaute demande à Israfil Yilmaz, un
Néerlandais décrit comme combattant de l’Etat islamique, s’il est
favorable aux attaques de Paris. Réponse :
« Je suis favorable aux attaques de Paris autant que le gouvernement français est pour le bombardement et la terreur de musulmans innocents en Syrie, en Irak et ailleurs. Ça te va ?
Est-ce que ça te semble cohérent que le sang musulman coule depuis des décennies sans que personne ne s’indigne ? Et pourtant, dès que nous répondons, que nous leur prenons ce qu’ils nous prennent en employant les mêmes méthodes qu’eux, ça devient une grosse affaire. »
Le site recense de nombreuses autres prises de
position du même ordre sur les plateformes et réseaux sociaux
djihadistes qui, toutes, mettent sur le même plan les victimes
d’attaques comme celles qui viennent de se produire à Paris, et les
victimes des guerres « impérialistes » dans le monde musulman.
Le discours émoussé des démocraties
Cette symétrie sera jugée insupportable par tout
lecteur occidental qui refusera de mettre sur le même plan un acte de
terreur absolue comme l’attaque d’une salle d’un concert ou d’un
restaurant, et des opérations militaires menées par une armée régulière
contre des objectifs théoriquement ciblés et légitimes.
Il est évident, pourtant, que les aventures
militaires occidentales de la dernière décennie, en Afghanistan où les
« libérateurs » de 2001 se sont imperceptiblement mués en « occupants »
aux yeux d’une partie de la population, et surtout l’Irak en 2003 et la
Libye en 2011, qui ont provoqué l’effondrement des Etats et un chaos
sanglant sans fin, ont affaibli le noble discours des grandes
démocraties.
La légitime compassion des Occidentaux pour
« leurs » victimes du terrorisme ne devrait pas faire oublier les autres
victimes du terrorisme ailleurs, ni l’introspection sur leur propre
comportement, en particulier dans les pays arabo-musulmans eux-mêmes.
Ce message de compassion et de solidarité est non
seulement « normal », humain pourrait-on dire ; il est aussi le seul
moyen de déconstruire le discours des extrémistes qui dénoncent nos
hypocrisies pour mieux couvrir leurs propres crimes.
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