mercredi 15 février 2012

Déclaration sur la hausse des droits de scolarité au Québec et son impact sur les femmes

Institut Simone-De Beauvoir

Fondé en 1978, l’institut Simone-De Beauvoir, affilié à l’Université Concordia de Montréal est un espace de création de savoirs féministes et d’actions orientées vers la vie des femmes. C’est dans cette optique que les membres de l’Institut Simone-De Beauvoir (étudiantes et étudiants, membres du corps professoral, Associées de recherche, Fellows, membre du personnel) prennent fréquemment position sur des questions sociales. Ce fut d’ailleurs le cas, lors de la Commission Bouchard-Taylor en 2007, le projet de loi 94 du gouvernement du Québec sur les accommodements raisonnables en 2009 ainsi que le jugement Himel en 2010 en lien avec l’affaire Bedford sur les dangers que représentent pour les femmes les lois canadiennes sur la prostitution. Ces déclarations sont disponibles sur le site suivant : http://wsdb.concordia.ca/about-us/official-position-on-issues/.

Nous voulons aujourd’hui faire connaître notre position sur la décision du gouvernement québécois d’autoriser une hausse de 1 625 $ des droits de scolarité du premier cycle universitaire qui s’échelonnerait sur les cinq prochaines années.

Les conséquences des politiques sociales néolibérales pour les femmes

L’idée de hausser les droits de scolarité afin de permettre aux universités de disposer des revenus appropriés est tout à fait emblématique du néolibéralisme ambiant. Le néolibéralisme est un système social au sein duquel l’État joue un rôle mineur dans la satisfaction des besoins fondamentaux des citoyennes et citoyens. Il se  caractérise par des partenariats publics-privés, le désengagement de l’État providence (programmes sociaux comme l’assurance emploi), l’amenuisement de la contribution du gouvernement au financement des institutions publiques, la déréglementation de celles-ci ainsi que la prestation de services par les organismes communautaires plutôt que par les institutions d’État. Les politiques sociales néolibérales se fondent essentiellement sur une logique marchande et sur la recherche de la rentabilité. La décision d’autoriser la hausse des droits de scolarité est en soi une politique néolibérale en vertu de laquelle l’État québécois diminue sa participation au financement de l’éducation postsecondaire.

Les politiques néolibérales sont particulièrement dommageables pour les femmes. Ainsi, lorsque les hôpitaux donnent rapidement congé à leurs patientes et patients en raison de contraintes budgétaires, les femmes sont les plus touchées par cette mesure puisque ce sont elles qui, majoritairement, assurent le soin non rémunéré des malades renvoyés à la maison1. De même, les politiques sociales sur la hausse des droits de scolarité les affectent de manière disproportionnée! "

L’accès des femmes et de leurs enfants aux études universitaires

Les mouvements féministes clament depuis des décennies que, à travail égal, les femmes gagnent moins que les hommes. Les statistiques récentes viennent corroborer leurs dires : les dernières données, qui remontent à 2008, démontrent que les femmes gagnent 71 cents pour chaque dollar gagné par les hommes2. Par  conséquent, demander aux personnes de contribuer davantage au financement de leurs études universitaires affecte particulièrement les femmes. Puisqu’elles continuent globalement d’être moins bien rémunérées que les hommes, elles seront les premières touchées par la hausse des droits de scolarité. Voilà l’exemple d’une  politique sociale qui perpétue les inégalités hommes-femmes.

Prenons le cas des mères cheffes de famille (qui constituent toujours la majorité des familles monoparentales) : il est clair que ces hausses les affecteront, certes, mais elles toucheront inévitablement aussi leurs enfants.  Selon Éric Martin et Maxime Ouellet, auteurs d’Université inc. Des mythes sur la hausse des frais de  scolarité et l’économie du savoir, si une famille biparentale doit allouer 10 % de ses revenus aux études de baccalauréat d’un seul enfant, la mère cheffe de famille monoparentale, pour sa part, doit en allouer 18 % pour le même diplôme3.

C’est ainsi qu’une politique de financement des études qui requiert une contribution croissante des étudiantes et étudiants occulte sans qu’il n’y paraisse le fardeau qu’elle impose automatiquement aux mères célibataires. La hausse des droits de scolarité vient donc pérenniser les inégalités à l’égard des mères cheffes de famille et de leurs enfants, les familles monoparentales devant consacrer une plus grande part de leur budget à  l’accessibilité à l’université publique.

Les conséquences à long terme pour les femmes d’une hausse des frais de scolarité

Certains défenseurs de la hausse affirment que, puisque les diplômées et diplomés d’université seront avantagés au plan salarial durant leur vie professionnelle, il est normal qu’elles et ils assument une part du coût de leurs études. Il s’agit là d’une rhétorique marchande qui soutient que les étudiantes et étudiants doivent « investir » dans leur avenir. Encore ici, cet argument se heurte aux faits qui démontrent que, même également munis d’un diplôme universitaire, les hommes et les femmes ne gagnent pas les mêmes revenus. En moyenne, une femme gagnera 863 268 $ de moins qu’un homme titulaire du même diplôme, et ce, pendant toute sa vie4. Imaginons que deux étudiants (i.e., un homme et une femme) terminent leur baccalauréat avec une dette de 25 000 $ : tous les mois, la femme devra dépenser une plus grande part de son revenu pour rembourser cette dette. Par conséquent, demander aux gens « d’investir » dans leur avenir revient à demander aux femmes de débourser plus que les hommes toute leur vie durant.

En réalité, le gouvernement québécois demande aux femmes « d’investir » dans le maintien des inégalités pendant les décennies à venir. Nous rejetons cette logique néolibérale et nous réclamons un régime qui assurera aux femmes et aux hommes du Québec un accès égal aux études universitaires, dès maintenant et dans le futur.

Les conséquences pédagogiques de la hausse proposée : le point de vue des membres du corps professoral

Les objections à l’augmentation des droits de scolarité font généralement ressortir le point de vue des étudiantes et étudiants, et avec raison, puisque ce sont elles et eux qui en subissent principalement les contrecoups. Néanmoins, le corps professoral de l’Institut Simone-De Beauvoir maintient que cette mesure ne manquera pas de laisser des séquelles généralisées sur l’enseignement et l’apprentissage. En effet, plus les droits de scolarité sont élevés, moins les classes sont diversifiées. Les membres du corps professoral croient que la hausse des frais de scolarité aura un impact négatif sur la capacité des étudiantes et étudiants provenant de milieux moins favorisés et des minorités visibles d’accéder aux études supérieures. Statistique Canada confirme que les femmes des « minorités visibles » sont plus susceptibles de disposer de revenus modestes que les femmes des minorités non visibles5. De même, par comparaison avec leurs visà-vis non autochtones, les femmes autochtones sont moins susceptibles d’obtenir un diplôme universitaire : en 2006, 9 % des femmes autochtones âgées de 25 ans et plus détenaient un diplôme universitaire comparativement à 20 % chez les femmes non autochtones6.

Les membres du corps professoral sont à même de constater que la diversité des vécus est une composante essentielle de l’enseignement. Leur rôle consiste, d’une part, à préparer les étudiantes et étudiants à s’engager dans la recherche critique et le dialogue et, d’autre part, à leur inculquer les compétences et les capacités d’analyse qui les guideront toute leur vie. Or, cette démarche pédagogique critique s’enrichit de la diversité de nos étudiantes et étudiants. Quand des politiques sociales entraînent l’exclusion universitaire des femmes et des personnes témoignant d’antécédents divers, l’enseignement ne peut qu’en pâtir. Assurer l’accès universel et gratuit aux études ne fait pas qu’aider les étudiantes et étudiants. C’est aussi une manière d’appuyer concrètement le travail des membres du corps professoral.

Faire de l’accès à l’université une priorité : les fonds sont là

Les défenseurs de l’augmentation des droits de scolarité au Québec présente l’argument que les ressources financières manquent pour faire de l’accès universel à l’éducation une priorité politique. Nous soutenons le contraire. Nous pensons que le Québec dispose collectivement des ressources qui donneront à toutes les femmes et à tous les hommes la possibilité de faire des études universitaires. L’un des moyens d’arriver à cette fin est la redistribution des ressources. Voici quelques endroits où ce projet de redistribution pourrait s’amorcer :

• les primes accordées aux dirigeants des sociétés d’État en 2010 ont atteint 105 000 000 $7;

• l’imposition de redevances aux compagnies minières et aux entreprises industrielles pour utiliser les ressources hydriques du Québec pourrait rapporter annuellement 775 000 000 $ (0,01 $/litre d’eau utilisée)8.

Résumé et conclusion

Devant l’enjeu de l’augmentation des droits de scolarité dans le réseau universitaire québécois, les membres de l’Institut Simone-De Beauvoir tiennent à rappeler les éléments suivants :

• Envisager la problématique des femmes dans une perspective de politique sociale implique de dépasser les questions dites « féminines », comme le harcèlement sexuel et les garderies. Si de tels enjeux demeurent importants, il est essentiel de bien saisir l’incidence de l’ensemble des politiques sociales sur les femmes.

• Compte tenu de la disparité des salaires qui sévit toujours entre les hommes et les femmes, augmenter les droits de scolarité signifie que ces dernières continueront à payer davantage pour leur éducation et pour le remboursement de leurs dettes d’études pendant des décennies. Pareille mesure ne fera que perpétuer les inégalités existantes

• Qui dit hausse des frais de scolarité, dit baisse de la diversité de la population étudiante, d’où l’amenuisement des possibilités d’apprentissage qui affectent autant les étudiantes et étudiants que les membres du corps professoral. Nous voulons des politiques sociales favorisant l’accès universel à l’université, qui amène la diversification des classes et l’enrichissement des échanges.

• Toute politique sociale qui restreint l’accès des femmes à l’université est à rejeter.

• Le Québec dispose des ressources financières pour favoriser l’accès égal des femmes et des hommes à l’université. Le temps est venu d’engager un débat de fond sur la manière dont le gouvernement doit allouer ses ressources en vue de faire de l’accès équitable aux études universitaires une priorité politique.

Signé : Institut Simone-De Beauvoir
Université Concordia, Février 2012
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Notes
1 Pat Armstrong and Hugh Armstrong, Wasting Away: The Undermining of Canadian Health Care, Toronto, Oxford University Press (Wynford Project Edition), 2010.

2 Gouvernement du Canada, L’écart salarial entre les femmes et les hommes, July 29, 2010. http://www.parl.gc.ca/Content/LOP/ResearchPublications/2010-30-f.htm

3 Eric Martin et Maxime Ouellet, Université Inc. Des mythes sur la hausse des frais de scolarité et l’économie du savoir, Montréal, Lux, 2011, p. 16.

4 Fédération étudiante universitaire du Québec, L’éducation universitaire : un outil pour passer de l’égalité de droit à l’égalité de fait. Mémoire de la FEUQ sur le renouvellement du plan d’action gouvernemental sur l’égalité entre les femmes et les hommes, Montréal, 2011, p. p.iii.

5 Chui, T. and Maheux, H. (2011). Visible Minority Women. In Ferro, V. and Williams, C., Women in Canada: A Gender-based Statistical Report Catalogue no.: 89-503-XIE (sixth edition). Release date: December 14, 2011. Statistics Canada. Available from www.statcan.gc.ca/pub/89-503-x/2010001/article/11527-eng.htm.

6 O’Donnell, V. and Wallace, A. (2011). First Nations, Métis and Inuit Women. In Ferrao, V. and Williams, C. Women in Canada: A Gender-based Statistical Report Catalogue no.: 89-503-XIE (sixth edition). Release date: December 14, 2011. Statistics Canada. Available from http://www.statcan.gc.ca/pub/89-503-x/2010001/article/11442-eng.htm.

7 Omar Aktouf, “La marchandisation de l’éducation et le faux alibi de la pauvreté de l’état au Québec,” dans Eric Martin et Maxime Ouellet, Université Inc. Des mythes sur la hausse des frais de scolarité et l’économie du savoir, Montréal, Lux, 2011, p 143.

8 Solidarités. Édition spéciale. Éducation publique et gratuite: Un choix de société cher à Québec Solidaire, novembre 2011, p. A3. www.pressegauche.org/IMG/pdf/journal_QS.pdf

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