Par Adrien Welsh
Avec plus de 9 500 détenus politiques, le
qualificatif est loin de relever d’une hyperbole. On est en face d’un
laboratoire de la terreur contre-insurrectionnelle. Même les organismes les
plus médisants à l’égard de Cuba planchent sur environ 5 000 détenus politiques.
Pourtant, ces chiffres sont beaucoup plus largement véhiculés par les médias
occidentaux... Comme quoi il y aurait des «dictatures» plus dictatoriales que
d’autres...
Il reste qu’en
Colombie, le tableau est encore plus sombre: en 1986, plus de 5 000 militants du mouvement progressiste Unión Patriótica ont été sauvagement
assassinés: nombreux sont ceux qui qualifient cet acte de «génocide».
Encore aujourd’hui, les crimes syndicaux et politiques qui y sont monnaie courante.
Quartier libre
pour les multinationales
Ce climat de
terreur est accentué par la guerre
civile qui fait rage depuis plusieurs décennies entre les groupes de
guérillas, les forces paramilitaires et les forces gouvernementales. On estime
les morts à plus de 250 000 depuis le milieu des années 1980. L’instabilité qui
en découle donne carte blanche aux dirigeants d’entreprises, sous l’oeil
bienveillant du gouvernement, de recourir aux techniques les plus barbares afin
de tuer dans l’oeuf toute tentative d’organisation des travailleurs et toute
politique le moindrement progressiste.
Parmi les cas
les plus documentés, on compte l’assassinat
de syndicalistes dans les usines d’embouteillage de Coca-Cola.
Malgré des
conditions plus que difficiles, ces dernières années ont été marquées par l’éclosion de mouvements sociaux d’envergure
comme la lutte étudiante de 2012 et la grève nationale agraire entamée en
juillet dernier.
En
conséquence, le gouvernement de Juan Manuel Santos s’en prend à toute figure ébranlant
l’ordre néolibéral établi.
Solidarité avec le maire (illégalement destitué) de Bogotá
«Aujourd’hui, le maire progressiste de Bogotá, Gustavo
Petro Urrego, a été condamné à 15 ans d’inactivité politique en plus d’être
démis de ses fonctions.» La nouvelle tombe tel un couperet sur le site du
18e Festival mondial de la jeunesse et des étudiants. Un jeune militant du
mouvement politique et social progressiste Marcha
Patriótica appelle alors à une marche de solidarité en après-midi à
laquelle les délégués colombiens sont rejoints par plusieurs autres
délégations. Le cortège quitte le Parc du Bicentenaire (là où se déroule le
festival) et se rend devant l’ambassade colombienne afin de dénoncer ce «coup d’État fasciste», tel que
qualifié par M. Urrego lui-même devant une foule de 30 000 manifestants à
Bogotá le 9 décembre dernier.
La peine est politique : Gustavo Petro Urrego a été
impliqué dans plusieurs mouvements sociaux dont celui du 19 avril né de la
contestation des élections truquées de 1970 pour prendre de l’ampleur puis
finalement imposer une nouvelle constitution en 1991. Il a même rejoint le Pôle
démocratique alternatif, coalition de gauche
- à laquelle participe le Parti communiste - avant d’adhérer au
Mouvement progressiste, parti centriste, bannière sous laquelle il est élu
maire de Bogotá en 2011.
Sa popularité
et le fait qu’il représentait une autre option au libéralisme économique
constituait une menace en vue des
élections présidentielles de 2018.
Lors de son
mandat, il a instauré de modestes réformes qui, dans une ville ravagée par des
inégalités sociales criantes, ont donné espoir à la population. Entre autres,
il a abaissé le prix des transports et universalisé l’accès à l’eau potable aux
plus démunis.
Toutefois,
c’est la re-municipalisation de la
collecte d’ordures (privatisée dans les années 2000) qui a impulsé la
croisade de la bourgeoisie colombienne contre le maire déchu. Il a ainsi mis fin au trafic des
entreprises privées qui sous-traitaient la gestion des déchets dans une optique
clientéliste (notamment en négligeant les quartiers les plus démunis) afin de
sous-payer les employés. De plus, il a initié un projet d’incitation au
recyclage, «Basuras Cero» («Zéro
ordures»).
Se saisissant
des instances judiciaires (de mèche avec le gouvernement), les dirigeant des
entreprises privées ont réussi à ce que le Procureur général Ordoñez lance la
procédure de destitution: le monopole public décidé par le maire aurait menacé
les principes de libre concurrence reconnus par la Constitution.
La déposition
du maire de Bogotá, le 9 décembre dernier, n’est
pas d’une procédure d’exception. Nombreuses sont les personnalités
politiques jugées trop critiques à l’égard du gouvernement qui ont connu un
sort similaire. Par exemple, le maire de Medellín, deuxième ville du pays,
Alonso Salazar a été destitué en 2011.
Contre le
harcèlement à l’égard des militants communistes et syndicaux
L’épisode
«Petro Urrego» ne représente qu’un pan de l’utilisation du terrorisme d’État en
Colombie. Les deux tiers des crimes
syndicaux dans le monde s’y produisent.
Huber
Ballesteros, vice-président du syndicat des travailleurs agricoles, a été
arrêté en aout 2013 sur la base d’accusations mensongères dont «incitation à la
rébellion» et «financement de groupes terroristes». La première audience du
procès du dirigeant de la grève nationale agraire a eu lieu le 12 février
dernier. La défense a demandé que soient abandonnées les poursuites faute de
preuves, ce qu’a refusé le juge qui s’est entêté à accuser Ballesteros.
Autre signe de
l’accroissement de la violence d’État, le 20 janvier dernier, le siège du Parti communiste de Colombie
est pris d’assaut par les forces de l’ordre colombiennes. Le gardien, Omar
Javier Bustos est immédiatement arrêté, enlevé puis séquestré soi-disant pour
«port d’arme illégal». Pourtant, lors de sa comparution devant un juge, il est
immédiatement relâché, mais le soir même, placé à nouveau en cellule puis
soumis à des agressions verbales et physiques pour être communiste.
Les réactions
à l’échelle internationales ne se sont pas faites attendre. Le Parti communiste
grec (KKE) entre autres a rapidement dénoncé devant le Parlement européen la
complaisance des gouvernements de l’Union européenne dans l’affaire et condamné
d’emblée tous les actes de violence à l’égard des militants communistes et de Marcha Patriótica. Tout en rappelant les
responsabilités des gouvernements européens dans l’affaire, ils ont dénoncé
«les pogromes de la classe au pouvoir en Colombie et des impérialistes
états-uniens contre l’Unité patriotique (UP) des années 1970 et 1980 qui ont
couté la vie à des dizaines de milliers de militants communistes et
populaires.»
En effet, on rappellera que ces deux dernières années, ce sont
29 cadres du mouvement Marcha Patriótica qui
ont été assassinés.
Et le Canada
dans tout ça?
Le Canada par
ailleurs n’est pas étranger à tout ça: dans les régions minières, (là où de
nombreuses entreprises minières comme Colombia Gold Fields sont implantées), on
recense 80% des violations des droits de l’homme, 78% des crimes syndicaux, 89%
des crimes contre les peuples autochtones et 90% des crimes contre les
Afro-Colombiens. On parle ici d’une part non-négligeable de la Colombie: environ 40% du territoire est réservé à
l’exploitation minière.
Les intérêts
des minières canadiennes sont d’ailleurs défendus par l’accord de libre échange
entre les deux pays ratifié en 2011. Celui-ci a notamment permis, selon un
schéma classique de l’impérialisme, l’acquisition par la Banque Scotia de la cinquième plus importante banque colombienne, Multibanca Colpatria ainsi que plusieurs
autres opérations du genre.
On n’oubliera
pas non plus de mentionner que l’Agence
canadienne de développement international (ACDI) a apporté son soutien
technique et financier à la modification de la Loi sur les mines colombienne de
2001, abaissant ainsi le pourcentage de bénéfices destiné aux Colombiens de
14% à 0,4% en plus de réduire considérablement les précautions écologiques
liées à l’exploitation minière et de rendre encore plus difficile le maintien
de l’activité des petites mines traditionnelles.
Le processus
de paix en péril?
Cette question
nous pousse à nous reporter aux origines du conflit armé, soit aussi loin que
les années 1940. Et encore, le terrain a été préparé bien avant: dès 1924, 3000
grévistes de la Tropical Oil Company ont
été qualifiés de «subversifs» par le gouvernement colombien. C’était la
première fois qu’un tel vocable était attribué à des travailleurs. Quatre ans
plus tard, la loi «héroïque» de défense sociale est votée en vertu de laquelle
est perpétré le massacre des travailleurs des plantations de banane de la United Fruit Company.
En effet, dans
les années 1920, plusieurs mouvements sociaux se développent notamment sur la
question de la redistribution de la terre: la concentration de la propriété
terrienne ne cessent de d’augmenter. Le Parti libéral instaure alors la loi 276
des terres qui institue la fonction sociale de la propriété. La reconnaissance
d’un titre foncier n’est plus le seul moyen d’accéder à la terre: le fait de
travailler le permet aussi. S’en suit un épisode de violence faisant plus de
300 000 morts, l’oligarchie et les latifunderos
n’acceptant pas cette tentative de redistribution des richesses.
En 1945, en
pleine campagne électorale, le candidat progressiste du Parti libéral, Jorge
Eliécer Gaitán, est d’emblée discrédité par la classe politique. Lorsqu’il se
présente à nouveau pour les élections de 1950, il est assassiné mystérieusement
en 1948, ce qui mène à une guerre civile connue sous le nom de «La violencia» («La violence»).
En parallèle,
à l’initiative des États-Unis, l’Organisation des États américains (qui vise à
garder dans le giron impérialiste les pays d’Amérique latine) est créée. Ayant
peur de la «menace» soviétique, les dirigeants latino-américains instaurent les
premières lois anti-communistes, avant même le McCarthysme aux États-Unis. La
voie vers la guerre froide est pavée.
Néanmoins, le succès de la Révolution cubaine de 1959
change la donne: les impérialistes s’aperçoivent que la menace communiste
ne vient plus de l’extérieur, mais de l’intérieur, ce qui les contraint à
modifier leur tactique. Un nouveau parti politique, l’Alliance pour le progrès,
amphitryon de Washington, est créé. Il permet ainsi aux États-Unis de faire
leur entrée directement dans l’arène politique colombienne afin de faire
contrepoids aux mouvements sociaux et d’endiguer toute tentative de mouvement
social.
En outre, dès
le milieu des années 1950, avant même
que les premières guérillas ne soient consolidées, l’État colombien finance des
groupes «contre-insurrectionnels» (ancêtres de groupes paramilitaires
d’extrême droite actuels) chargés de semer la terreur notamment chez les
paysans.
Le lien entre les origines du conflit armé et la question de la
terre est fondamental: c’est l’oligarchie colombienne, défendant ses intérêts et son
droit de propriété exclusif sur la terre qui, aidée des États-Unis, a forcé les
groupes armés de paysans et de communistes constitués durant la guerre civile
de 1948 à former des guérillas et à poursuivre la voie des armes. Celles-ci se
radicalisent à mesure que le conflit s’exacerbe, mais tentent de trouver une
issue pacifique bénéficiant à la population entière et non aux seuls latifunderos.
C’est ainsi
qu’en 1986, une solution de paix est négociée et les anciens guérilleros
déposent les armes puis rejoignent le parti progressiste Unión Patriótica (Union patriotique) qui devient la troisième force
politique du pays, menaçant l’hégémonie des partis de gouvernement (libéraux et
conservateurs). La trêve n’est que de
courte durée puisque 5000 militants sont sauvagement assassinés. Pour les survivants, il ne reste plus que la
voie de l’exil ou la reprise des armes.
D’importants
mouvements sociaux (auxquels a participé le maire déchu de Bogotá) ont forcé
l’adoption d’une nouvelle Constitution qui déclare la Colombie «État social de
droit».
En revanche,
la guerre civile reprend de plus belle: dans les années 1990, il ne s’agit plus
d’une guerre de guérillas mais bien d’une guerre régulière avec l’affrontement
de bataillons avec une force de frappe plus ou moins équivalente des deux
côtés. Pour tenter de prendre les dessus, l’État
colombien utilise chaque année environ 6,4% de son PIB pour couvrir les
dépenses militaires liées à l’entretien d’une armée de 500 000 hommes.
Autant d’argent en moins pour le développement d’infrastructures, de logements
sociaux, de programmes sociaux, etc.
Bien que
l’ancien gouvernement conservateur d’Álvaro Uribe ait décrété la «guerre
totale» aux guerrilleros à l’aide,
entre autres, de frappes aériennes et de bombardements, il reste que le conflit
s’enlise dans un cul-de-sac où aucune partie n’arrive à prendre les dessus et
où le peuple colombien figure en principale victime.
Devant cette
situation et pressés par plusieurs acteurs internationaux, le gouvernement
libéral-conservateur de Juan Manuel Santos et les Forces armées
révolutionnaires de Colombie (FARC) ont entrepris de négocier à nouveau une
issue pacifique au conflit. Depuis l’automne 2012, à l’initiative de Cuba, une
délégation de paix des FARC et des représentants du gouvernement colombien se
rencontrent périodiquement à La Havane à cet effet.
Jusqu’à maintenant, des accords ont été trouvés sur trois points
fondamentaux: la question de l’accès à la terre, la participation politique
des FARC et la restructuration de l’État ainsi que la substitution de la
culture de narcotiques (environ 5 millions d’hectares sont utilisés par les
narcotrafiquants et les paramilitaires après les déplacements de populations
induits par le conflit).
On ne peut que
ce réjouir de ces avancées historiques qui semblent marquer le début de la fin
du terrorisme d’État en Colombie. Il reste que l’épisode de 1986 est à fleur de
peau et la réaction au processus de paix actuel est pour le moins prudente.
Les plus
optimistes soulignent que la conjoncture politique actuelle est plus favorable
à la signature d’un traité de paix. Ils font valoir le rôle positif des
gouvernements «bolivariens» du Venezuela, de l’Équateur et de la Bolivie dans
la dynamique régionale comme une garantie du succès du processus de
négociations. En plus, avec l’arrivée en force de la CELAC en 2010, les
puissances impérialistes d’Amérique du Nord se retrouvent isolées dans la
région. Ce n’est d’ailleurs pas anodin si les États membres ont adopté une
résolution déclarant le continent latino-américain «zone de paix».
De leur côté,
les plus pessimistes affirment d’emblée qu’il n’existe aucune garantie de
réussite du processus de paix. Pour eux, la solution du dépôt des armes n’est
que partielle: tant que la même oligarchie sera au pouvoir, rien n’empêche que
le génocide de 1986 ne se reproduise. Pour eux, même la présence du
gouvernement colombien autour de la table de négociations n’est pas désintéressée:
il ne fait aucun doute que si certains pays (voire certaines puissances
économiques régionales comme le Brésil) ont fait pression pour qu’il accepte
les pourparlers, c’est simplement parce que la paix est nécessaire pour qu’ils
puissent investir en toute tranquillité.
Ce qui est
certain, c’est que la destitution de Petro Urrego (comme plusieurs autres
maires progressistes), les récentes arrestations arbitraires de militants de Marcha Patriótica et la razzia au siège
du Parti communiste colombien montrent que l’oligarchie au pouvoir est
déterminée à protéger ses intérêts, nonobstant les moyens utilisés. La route vers la paix est donc encore
longue mais pas impraticable: en Uruguay, le président Mujica n’est-il pas
un ex-dirigeant de la guérilla des Tupamaraos?
Et que dire de Dilma Rousseff qui a également pris le maquis lors de la
dictature militaire brésilienne ou encore de l’ex-sandiniste Daniel Ortega
devenu Président du Nicaragua?
Devant cette situation, nous, communistes canadiens, ne pouvons rester
bras croisés. Nous sommes conscients que la question de la paix en Colombie est
liée à une distribution des terres plus équitable, et que celle-ci est empêchée
par une oligarchie au pouvoir servant les intérêts des entreprises
multinationales notamment canadiennes. Notre rôle, dans le but de contribuer au
succès du processus de paix, est donc de dénoncer
sans demi-mesure la présence de capitaux canadiens en Colombie et les
politiques complaisantes envers celles-ci du gouvernement Harper. Nous
devons empêcher l’application de la
feuille de route des conservateurs, qui représente les intérêts de la
bourgeoisie monopoliste, et lui opposer celle d’un gouvernement démocratique
populaire, servant les intérêts de la majorité des Canadiens et Canadiennes, et
non à la solde du grand capital.
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