dimanche 13 mars 2011
samedi 12 mars 2011
Le nazi d’à côté
Tout à l'Est de l’Allemagne, l'extrême droite impose ses valeurs dans plusieurs villages. Quelques habitants ont décidé d’entrer en résistance, mais leur combat reste bien solitaire.
Pour une fois, les Lohmeyer ont passé une bonne semaine. Dimanche, un commando d’intervention spéciale des forces de police a embarqué leur pire voisin. Depuis mardi, la plaque en laiton qui proclamait "Jamel, communauté libre, sociale, nationale" – et signalait clairement au visiteur qui faisait la loi ici -, a disparu de l’entrée du village. Même le poteau indicateur pointant vers Braunau, lieu de naissance d’Adolf Hitler, a finalement été retiré sur ordre des autorités.
Le village de Jamel ressemble enfin à n’importe quel autre de la région, et non au bastion nazi qu’il demeure néanmoins. Cette année, pour le réveillon, les Lohmeyer ont été invités à Berlin par le président allemand, Christian Wulff, et ils ont reçu des dizaines de lettres de soutien de toute l’Allemagne et de l’étranger. Le musicien et sa femme, auteur, font désormais figure de citoyens modèles, même s’ils aspirent toujours au même calme que lorsqu’ils ont quitté Hambourg, il y a six ans. C’est à cette époque qu’ils sont arrivés à Jamel, hameau caché entre Wismar et Grevesmühlen [dans le Land de Mecklembourg-Poméranie occidentale, au Nord-Est du pays], au bout d’une impasse, et au-delà des limites de la démocratie.
Des rats crevés dans leur boîte aux lettres
Les policiers ont une nouvelle fois interpellé Sven Krüger, un militant du NPD déjà condamné à douze reprises. Krüger, 36 ans, s’était bâti un petit empire nazi à Jamel et dans les environs. "Nos gars font le sale boulot", peut-on lire à l’entrée de l’entreprise de démolition qu’il dirige dans le village voisin de Grevesmühlen.
Krüger est réputé comme un homme particulièrement violent qu’il vaut mieux éviter. Il est actuellement en détention provisoire, accusé de recel et d’infraction à la loi sur le port d’armes. Il suffit de jeter un œil sur sa permanence de Grevesmühlen, où le NPD a établi son quartier général, pour comprendre à quel courant de pensée il adhère. Le bâtiment est protégé par des clôtures en bois et des rouleaux de barbelé, derrière lesquels se dresse un mirador équipé d’un projecteur. Des chiens aboient dès qu’un passant s’approche. Le quartier général du NPD ressemble fort à un camp de concentration, et c’est voulu.
Les Lohmeyer ont appris avec un mélange d’effroi et de soulagement que Krüger restait provisoirement derrière les barreaux. Oui, ils ont peur de lui et de ses compagnons. "Ils pensent que le village leur appartient", explique Birgit Lohmeyer, qui a déjà trouvé des rats crevés dans sa boîte aux lettres. Elle nous parle de cela et des exercices de tir dans la forêt avec un air dégagé. Les beuveries entre camarades nazis sur la place du village ont pourtant de quoi inquiéter. Le soir, des hommes braillent des chants nazis autour d’un feu de camp. Cet été, quand Krüger s’est marié, des centaines de militants d’extrême droite sont venus participer à la fête dans le village "national libéré" de Jamel.
Les héritiers de Himmler
Jamel n’est toutefois pas le seul village où les néonazis et le NPD prennent de plus en plus leurs aises. Deux villages voisins sont également terrorisés par les extrémistes. Ici, personne ne veut parler ouvertement de ce problème. "La plupart des habitants se disent : il ne faut pas s’étonner si celui qui se penche trop par la fenêtre finit par tomber", remarque Horst Lohmeyer à propos du climat de peur qui règne dans la région. En 2007, sa femme et lui ont toutefois osé franchir le pas quand un journal décida d’écrire sur Jamel. Tous les habitants du village ne sont pas des nazis, déclarèrent-ils. Depuis, les rares voisins qui ne font pas partie des affidés de Krüger ont rompu tout contact avec eux.
Dieter Maßmann connaît bien ce sentiment de solitude. Maire de Hoppenrade, petit village situé à une centaine de kilomètres à l’Est, il habite dans une région pleine de hameaux comme celui de Jamel et confrontés au même problème. Il nous raconte une étrange histoire : les familles extrémistes font partie du mouvement des Artamans. C’est ainsi que se surnomment les "paysans de sol et de sang" venus s’installer après la réunification. Ils se considèrent comme les héritiers du mouvement populaire des Artamans fondé dans les années 20 et dont firent partie Heinrich Himmler, chef des SS, et Rudolf Höß, commandant du camp d’Auschwitz.
Les enfants chantent des chants nazis
Les "néo-artamans" font mine d'être paisibles. Ils ont beaucoup d’enfants, font de l’agriculture bio, sont opposés aux OGM et soutiennent le NPD, qui compte six représentants à l’assemblée régionale. En 2009, un incident est toutefois survenu dans une crèche non loin de Hoppenrade : les enfants de familles d’Artamans se sont mis à entonner des chants nazis qu’ils avaient appris pendant les vacances. Ce sont des gens intelligents et habiles. "Ils tentent d'être d'avantage présents dans l'espace public à travers des associations et les pompiers", explique Massnahm.
Deux fois par an, les renseignements généraux viennent former les représentants municipaux. Mais en dehors de cela, les soutiens sont rares. Tous les étés, les Lohmeyer organisent un festival de musique afin de montrer aux nazis que le village ne leur appartient pas encore complètement. Ce qu’ils demandent ? L’interdiction du NPD. C’est le seul moyen de priver les néonazis de base organisationnelle. Dieter Maßmann est du même avis. Ils ne se raccrochent toutefois pas trop à cet espoir : tant que Berlin ne considérera l’extrême droite que comme un problème de l’ex-Allemagne de l’Est, leurs chances d’aboutir seront minces. Au mois d’août, les Lohmeyer organiseront de nouveau leur festival. "On a besoin de nous ici", déclare Birgit Lohmeyer.vendredi 11 mars 2011
affrontement entre les syndiqués du secteur public et le gouverneur républicain Scott Walker au Wisconsin
Au Wisconsin, l’affrontement entre les syndiqués du secteur public et le gouverneur républicain Scott Walker a pris un tournant inattendu mercredi soir.
Le Sénat est finalement parvenu à faire adopter son controversé projet de loi par un stratagème permettant de contourner l’absence des sénateurs démocrates, privant du coup les syndiqués de leur droit de négocier collectivement leurs conditions de travail.
Depuis plus de trois semaines, les 14 sénateurs démocrates se sont réfugiés en Illinois, frustrant le Sénat du quorum nécessaire pour passer au vote toute dépense budgétaire. Les républicains ont surpris tout le monde mercredi en retirant simplement les articles législatifs impliquant des dépenses.
C’est donc sous les huées des manifestants, dont la présence s’intensifiait d’heure en heure, que les sénateurs ont adopté la version révisée du projet de loi, selon La Presse Canadienne.
Le leader de la minorité démocrate, Mark Miller, a déclaré en entrevue à l’Associated Press que « 18 sénateurs de l'État ont effacé 50 ans de droits civiques au Wisconsin, et affiché un manque de respect envers le peuple et ses droits qui ne sera jamais oublié. »
Un projet qui, rappelons-le, fait l’objet d’imposantes manifestations à Madison depuis des semaines et dont les secousses se font sentir un peu partout ailleurs aux États-Unis. Les yeux rivés sur l’évolution de la situation, d’autres États s’apprêteraient à adopter des projets de lois similaires, dont le Michigan, l’Ohio et l’Indiana.
Le gouverneur Scott Walker défend son projet de loi en disant qu’il contribuera à combler un déficit budgétaire de plusieurs milliards de dollars, notamment par le gel partiel des salaires des fonctionnaires, des coupures dans les régimes de retraite, les pensions et les avantages sociaux.
Ce projet de loi survient pourtant après que le gouverneur ait accordé des réductions fiscales à hauteur de 140 millions $ aux entreprises.
Rappelons que le gouverneur Walker a été élu en janvier dernier grâce au soutien financier des frères Koch, des milliardaires ultraconservateurs faisant fortune dans l’industrie pétrochimique qui sont également de grands financiers du Tea Party.
Or, sous le couvert d’impératifs économiques, la stratégie républicaine vise surtout à restreindre l’influence et le pouvoir des syndicats du secteur public, à empêcher les organisations syndicales de percevoir directement et automatiquement les cotisations syndicales et à démanteler les plus importants bailleurs de fonds du Parti démocrate.
samedi 5 mars 2011
Au Québec : un rapport de force qui a basculé en faveur des… patrons
Article de Rue Frontenac | ||||||||
Écrit par Yvon Laprade | ||||||||
Jeudi, 03 mars 2011 15:08 | ||||||||
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Le lock-out de 25 mois au Journal de Montréal changera-t-il la façon de « gérer » les relations de travail au Québec ? Oui, affirment les uns; non, prétendent les autres. Le plus long lock-out dans l’histoire des médias au Canada n’a pas fini de faire jaser…
Rue Frontenac a demandé à des spécialistes en relations de travail et à des observateurs chevronnés de se prononcer sur cet enjeu. Une tendance forte se dessine à la lueur des propos recueillis : le lock-out au quotidien de la rue Frontenac, et son dénouement en faveur de l’empire Quebecor, confirme que le rapport de force a basculé en faveur des patrons. En même temps, les syndicats semblent avoir de plus en plus de difficulté à s’organiser pour livrer une bataille à armes égales face à des dirigeants d’entreprise qui ne craignent plus d’user de stratégies pas toujours élégantes pour parvenir à leurs fins.
Faut-il conclure que les syndicats n’ont plus le gros bout du bâton quand vient le temps de négocier avec la partie patronale ? Faut-il comprendre que les patrons ont découvert qu’ils peuvent arracher des acquis à leurs employés syndiqués en faisant perdurer les conflits de travail ? « Cela fait dix ans au moins que le pouvoir syndical s’érode à l’avantage du patronat et ce qui vient de se produire au Journal de Montréal est un exemple parmi tant d’autres », constate le professeur en gestion des ressources humaines à HEC Montréal, Marc-Antoine Hennebert. Il ajoute : « Des conflits où les patrons ont eu le dessus sur les syndicats, on en a vu beaucoup au cours des dernières années. Mais le lock-out au Journal de Montréal a davantage retenu l’attention parce qu’il s’agissait d’un conflit dans un média d’information. C’était un symbole. » La loi antiscabs Tout en faisant ce constat, le professeur Hennebert se dit conscient que la réalité du travail au Québec a déjà été plus réjouissante. Il croit même qu’il faut y voir l’urgence de « moderniser les lois du travail » pour rétablir un rapport de force plus équitable entre les travailleurs syndiqués et les patrons.
Or, dans le conflit qui a opposé le syndicat des journalistes du Journal de Montréal à l’empire Quebecor, le gouvernement Charest a mis du temps avant d’accepter de tenir une commission parlementaire sur la pertinence de modifier la loi antiscabs, en février. « C’est certain qu’il faut apporter des modifications sur la question des briseurs de grève, notamment. C’est par ces changements qu’on pourra offrir des protections aux travailleurs », dit-il. Le professeur Louis Hébert, lui aussi de HEC Montréal, est convaincu que le conflit au Journal de Montréal « va pousser la réflexion », non seulement sur le rôle que jouent les organisations syndicales, mais aussi sur la façon d’organiser « l’activité humaine dans les entreprises ». « Avant, les employés se rendaient au travail, en usine, et accomplissaient des tâches pour remplir une mission définie dans une unité. Mais les entreprises n’ont plus les mêmes besoins, et cela a changé la façon de gérer les ressources humaines. C’est un virage dont il faudra tenir compte de plus en plus si on veut harmoniser les relations employés-employeurs », dit le professeur, qui s’intéresse aux dossiers du secteur manufacturier. |
lundi 28 février 2011
Hamma Hammami :: « On a vaincu le dictateur, pas encore la dictature »
Emprisonné à de nombreuses reprises sous la dictature de Ben Ali pour son opposition, Hamma Hammami, porte-parole du Parti communiste des ouvriers de Tunisie (PCOT), est aujourd’hui une des figures les plus en vue de la révolution tunisienne. Nous l’avons rencontré à Tunis.
Baudouin Deckers
Les révolutions et grandes manifestations dans le monde arabe font souffler un vent d’optimisme dans le monde entier. Que signifie, pour vous, ce mouvement qui a démarré dans votre pays ?
Hamma Hammami. C’est une grande révolution, que ce soit au niveau des pays arabes ou d’autres pays de notre région. D’autres peuples peuvent tirer de cette révolution quelques leçons.
D’abord, le peuple tunisien a fait cette révolution en s’appuyant sur ses propres forces. Dans beaucoup de pays arabes, des gens prétendaient qu’on ne pouvait pas faire de révolution contre des dictatures comme celle de Ben Ali sans le soutien de la France, des États-Unis ou d’autres forces étrangères. Notre peuple a montré qu’en s’appuyant sur ses propres forces, on peut déposer un dictateur comme Ben Ali, fort d’un appareil sécuritaire gigantesque.
Ensuite, le peuple tunisien a fait cette révolution dans une unité presque totale. Pendant plus d’un mois, on n’a pas entendu un seul mot d’ordre religieux, qui aurait pu diviser le peuple tunisien. Le peuple tunisien s’est uni autour de ses aspirations démocratiques, économiques et sociales.
Pour vous, cette révolution n’est pas finie. Pourquoi ?
Hamma Hammami. La révolution est encore toujours en cours. Elle n’a pas encore vraiment réalisé ses buts démocratiques et sociaux. Elle a vaincu un dictateur, mais elle n’a pas encore vaincu la dictature. La police politique, pilier principal de la dictature, est encore toujours là et très active d’ailleurs. Le parlement est toujours là. C’est un parlement fantoche car il fallait l’accord de Ben Ali pour pouvoir y sièger. Le président par intérim est un membre du parti de Ben Ali, très proche de lui. Le gouvernement est toujours dirigé par le premier ministre de Ben Ali, Mohammed Ghannouchi, et ses ministres viennent du même entourage. Les hauts responsables, corrompus, détiennent toujours leurs postes. La Constitution a rendu possible la dictature, elle est encore inchangée. La dictature a fait passer d’innombrables lois anti-démocratiques et antisociales pour se protéger et elles sont encore toutes en vigueur. Aux mains du gouvernement actuel, toutes ces lois et institutions peuvent à nouveau être utilisées contre le peuple. Le régime de Ben Ali est donc encore toujours en place.
C’est pour cela que le mouvement populaire continue, malgré les promesses du gouvernement actuel. Il exige la dissolution de l’actuel gouvernement. Il refuse des gouvernements « remaniés » comme celui qu’on a maintenant. L’ancien parti au pouvoir, le RCD (Rassemblement Constitutionnel Démocratique, qui était jusqu’au 18 janvier dernier encore membre de l’Internationale Socialiste, NdlR), doit être réellement dissous.
Non, on ne peut donc pas dire que la révolution soit terminée. Elle n’a pas encore vaincu les forces réactionnaires. Elles sont toujours là, mais affaiblies. On doit continuer cette révolution avec grande détermination, mais aussi avec beaucoup de sens tactique pour préserver l’unité du peuple tunisien et ne pas tomber dans des divisions qui pourraient avoir des répercussions très négatives sur la marche de cette révolution, que les peuples du monde arabe regardent avec beaucoup d’espoir.
Certains présentent la révolution en Tunisie comme un événement spontané...
Hamma Hammami. C’est faux. Ils le disent pour discréditer et nier, au cours de ces dernières années, le rôle des forces révolutionnaires et progressistes dans l’opposition. C’est une manière aussi de dire qu’il faut chercher une issue à cette révolution avec l’ancien parti au pouvoir, que les hommes politiques traditionnels sont obligés de reprendre la direction d’un mouvement qui n’en a pas. Ce mouvement n’était spontané que dans la mesure où il n’était pas organisé au niveau national. Il n’avait pas une direction unique, un programme commun. Mais ça ne veut pas dire absence de conscience et absence d’organisation.
La conscience existe, car les acteurs de ce mouvement sont avant tout des militants de gauche, des progressistes, des syndicalistes, des militants des droits humains. Ce sont des jeunes diplômés chômeurs qui appartiennent au mouvement étudiant. Notre parti est là, nos forces sont présentes. Les islamistes, par contre, n’ont pas vraiment participé. C’est pour cela que, dans cette révolution, il n’y a aucun mot d’ordre religieux. Même si politiquement, les islamistes ont soutenu le mouvement.
Au niveau de l’organisation, les militants se sont très vite organisés en comités. Dès le premier jour de cette révolution, il y a eu dans certains villages un vide de pouvoir réel. Ensemble avec les démocrates, nous avons alors appelé les gens à s’organiser. Ce qu’ils ont fait dans les villages et dans les régions, parfois dans des assemblées, qui s’appellent « assemblées populaires » ou « assemblées de sauvegarde de la révolution », parfois en comités ou en ligues, cela dépend. Ici à Tunis, les gens se sont organisés en comités populaires ou comités de quartier. Ils ont choisi leurs dirigeants parmi les militants les plus actifs au cours de cette révolution. La structuration est encore faible et embryonnaire. Il n’y a pas encore de véritable centralisation au niveau national. Mais, petit à petit, ces comités se sont transformés en comités qui discutent de la situation et de l’avenir, et de ce que la population peut faire.
Le Front du 14 janvier s’est constitué il y a quelques semaines. Qui y retrouve-t-on ? Quel est son programme ou que revendique-t-il ?
Hamma Hammami. Au niveau politique, la gauche est parvenue à se rassembler dans un front qui s’appelle le « Front du 14 janvier » en référence au jour de la fuite de Ben Ali. La gauche a un poids indéniable dans notre pays. Que ce soit au niveau politique ou syndical, au niveau de la jeunesse ou du mouvement des femmes, au niveau des droits humains ou du mouvement culturel. Ce front s’est rassemblé autour des mots d’ordre et revendications populaires. On y trouve donc la revendication de dissolution du gouvernement, la dissolution du parti au pouvoir. Le Front revendique aussi la formation d’un gouvernement provisoire, constitué par des éléments qui n’ont rien à voir avec le régime de Ben Ali, son parti, la dictature. Ce gouvernement provisoire aurait pour tâche essentielle la préparation d’élections pour une Assemblée Constituante. C’est celle-ci qui devra rédiger la Constitution, les institutions, les lois fondamentales d’une République Populaire Démocratique à laquelle aspire le peuple tunisien.
Nous sommes aussi unis autour d’une plateforme économique et sociale, car nous considérons que la dictature était liée à une base économique et sociale, une bourgeoisie compradore (bourgeoisie tirant sa fortune de ses liens avec les multinationales étrangères, NdlR) qui pille la Tunisie en collaboration avec des sociétés et entreprises françaises, italiennes, espagnoles, portugaises, belges. Nous voulons non seulement une démocratie politique mais aussi une démocratie sociale, parce que nous considérons que la révolution actuelle est une révolution démocratique et nationale, une révolution populaire qui doit préparer des changements fondamentaux pour toute la société tunisienne dans l’avenir.
Le Front du 14 janvier a tenu le samedi 12 février son premier grand meeting public au Palais des Congrès de Tunis. Avec une grande réussite, qui dépassait de loin nos attentes. La mobilisation n’a pris qu’à peine trois à quatre jours. Plus de 8 000 personnes étaient réunies, beaucoup n’ont pas su entrer. Du jamais vu.
Le 11 février, un comité beaucoup plus large s’est constitué.
Hamma Hammami. Oui, une réunion au siège du Conseil National des Avocats a rassemblé les représentants de 28 organisations. Presque toute l’opposition à Ben Ali, sauf deux partis qui sont entrés dans le gouvernement de Ghannouchi. Hormis les 10 organisations du Front du 14 janvier, il s’agit de la centrale syndicale unique UGTT, du parti islamiste Ennadha, des Associations des Avocats, des Ecrivains, des Journalistes, de l’Union des Étudiants Tunisiens et d’autres encore. Tous sont d’accord sur des propositions concernant la fondation d’un « Conseil National pour la Sauvegarde de la Révolution ». La plateforme ne va pas aussi loin que le Front du 14 janvier, puisqu’elle ne demande pas la dissolution de ce gouvernement. Certaines forces comme l’UGTT ont accepté ce gouvernement. Mais les 28 signataires exigent que ce « Conseil National » ait un pouvoir de décision concernant toutes les lois et mesures en préparation des nouvelles élections, afin de garantir qu’elles seront vraiment démocratiques et se dérouleront dans la liberté totale. Ils réclament le droit de surveillance de toutes les décisions du gouvernement et l’obligation de soumettre pour approbation au Conseil National toutes les nominations à des hautes fonctions. Les signataires appellent la population de toutes les régions et localités à former des Comités de Sauvegarde de la Révolution et l’UGTT met tous ses locaux à leur disposition. Ces Comités seront représentés dans le Conseil National.
Vous rassemblez là les différentes classes et couches de la population qui étaient et sont en opposition à la dictature. Cette démarche correspond au caractère de cette révolution, que vous appelez nationale et démocratique, pourquoi ?
Hamma Hammami. Depuis Hannibal (général de Carthage, ancêtre de la Tunisie, dans l’Antiquité, NdlR), ce pays n’a jamais connu de démocratie. Ni les paysans, ni les petits commerçants, ni les artisans ou petits producteurs, ni les professeurs ou instituteurs. Tout ce monde aspire avant tout à la démocratie, ensemble avec les ouvriers. Il faut en être conscient.
Nous essayons d’unir le peuple autour d’une seule tâche : en finir avec la dictature. Nous essayons d’éviter toute divergence parmi les forces populaires, ce qui pourrait être exploité par la réaction. On s’est mis d’accord avec les islamistes et avec les autres forces pour préserver cette unité du peuple tunisien et ne pas tomber dans des luttes partisanes.
Mais cette révolution est aussi nationale. Les gens se rendent compte que l’élite bourgeoise corrompue est de nature compradore, qui pille notre pays au profit de sociétés étrangères. Celles-ci cherchent à produire à bon marché pour exporter ces produits vers leurs marchés, non pas pour satisfaire les besoins de la société tunisienne. L’ingérence des puissances européennes et américaines provient entre autres de ce qu’elles veulent à tout prix protéger leurs multinationales. Nous avons besoin d’un plan d’industrialisation en fonction des besoins de notre peuple. C’est cela que les gens réclament. Le Front du 14 janvier revendique la construction d’une économie nationale au service du peuple où les secteurs vitaux et stratégiques sont sous la supervision de l’État.
Vous êtes porte-parole d’un parti communiste. Qu’en est-il d’une perspective socialiste en Tunisie ?
Hamma Hammami. Une révolution socialiste n’est pas à l’ordre du jour aujourd’hui. Oui, en tant que marxistes nous estimons qu’en définitive, il faudra passer au socialisme. Ce sera nécessaire pour ne pas être pris dans le filet du capitalisme mondial qui est tenu par des grandes multinationales américaines et autres. Ce sera aussi la seule façon de mettre fin à l’exploitation de l’homme par l’homme. Mais cette façon de voir les choses n’est pas encore partagée largement du tout ici. Nous ne pouvons pas marcher trop vite.
Il faut tenir compte des rapports de force politiques. La classe ouvrière est en retard sur le plan de la conscience et d’organisation. Le mouvement communiste est encore assez faible dans notre pays, même s’il progresse beaucoup. Les autres classes sont assez présentes par l’intermédiaire du camp libéral, du camp islamiste... Il ne faut donc pas faire de faux pas.
A travers cette révolution, des premiers jalons du socialisme peuvent néanmoins être établis au niveau économique. Ainsi, nous sommes pour la nationalisation des grandes entreprises au profit des travailleurs. Comme dit plus haut, cela s’impose déjà d’un point de vue du recouvrement de notre indépendance. Nous n’allons pas nationaliser pour que cela profite à une bourgeoisie d’État (une classe qui s’enrichirait à la tête du nouvel État, NdlR). La classe ouvrière doit pouvoir diriger ces entreprises d’une manière démocratique.
Mais cela ne vaut pas pour tous les secteurs de l’économie. Nous effraierions les petits commerçants, les artisans, les petits patrons des nombreux ateliers que compte notre pays, nous les monterions contre la révolution.
Et, surtout, il faut penser aux paysans. La paysannerie chez nous est très diversifiée. Elle n’est pas organisée et elle accuse en général un très grand retard au niveau de la conscience. Quelques régions sont plus avancées, là où il y a des ouvriers agricoles, qui sont parfois devenus des paysans pauvres. Ils ont reçu des lopins de terre, mais ne les travaillent pas par manque de moyens. Ceux-là verront eux-mêmes la collectivisation comme une issue positive. Mais il y a aussi des régions où les paysans réclament depuis des décennies la terre que de grands capitalistes leur ont confisquée mais qu’ils travaillent néanmoins. Parler de collectivisation, cela leur rappellerait toute de suite le pillage de leurs terres au cours des années 60. A notre avis, on pourra passer de façon graduelle et diversifiée au socialisme, tout en maintenant l’unité la plus grande du peuple et dans la mesure où son expérience le mène à en voir l’utilité et la nécessité. Il n’y a pas de schéma unique. Mais il y a un but unique, le socialisme.