Article du PTB
Emprisonné à de nombreuses reprises sous la dictature de Ben Ali pour son opposition, Hamma Hammami, porte-parole du Parti communiste des ouvriers de Tunisie (PCOT), est aujourd’hui une des figures les plus en vue de la révolution tunisienne. Nous l’avons rencontré à Tunis.
Baudouin Deckers
Les révolutions et grandes manifestations dans le monde arabe font souffler un vent d’optimisme dans le monde entier. Que signifie, pour vous, ce mouvement qui a démarré dans votre pays ?
Hamma Hammami. C’est une grande révolution, que ce soit au niveau des pays arabes ou d’autres pays de notre région. D’autres peuples peuvent tirer de cette révolution quelques leçons.
D’abord, le peuple tunisien a fait cette révolution en s’appuyant sur ses propres forces. Dans beaucoup de pays arabes, des gens prétendaient qu’on ne pouvait pas faire de révolution contre des dictatures comme celle de Ben Ali sans le soutien de la France, des États-Unis ou d’autres forces étrangères. Notre peuple a montré qu’en s’appuyant sur ses propres forces, on peut déposer un dictateur comme Ben Ali, fort d’un appareil sécuritaire gigantesque.
Ensuite, le peuple tunisien a fait cette révolution dans une unité presque totale. Pendant plus d’un mois, on n’a pas entendu un seul mot d’ordre religieux, qui aurait pu diviser le peuple tunisien. Le peuple tunisien s’est uni autour de ses aspirations démocratiques, économiques et sociales.
Pour vous, cette révolution n’est pas finie. Pourquoi ?
Hamma Hammami. La révolution est encore toujours en cours. Elle n’a pas encore vraiment réalisé ses buts démocratiques et sociaux. Elle a vaincu un dictateur, mais elle n’a pas encore vaincu la dictature. La police politique, pilier principal de la dictature, est encore toujours là et très active d’ailleurs. Le parlement est toujours là. C’est un parlement fantoche car il fallait l’accord de Ben Ali pour pouvoir y sièger. Le président par intérim est un membre du parti de Ben Ali, très proche de lui. Le gouvernement est toujours dirigé par le premier ministre de Ben Ali, Mohammed Ghannouchi, et ses ministres viennent du même entourage. Les hauts responsables, corrompus, détiennent toujours leurs postes. La Constitution a rendu possible la dictature, elle est encore inchangée. La dictature a fait passer d’innombrables lois anti-démocratiques et antisociales pour se protéger et elles sont encore toutes en vigueur. Aux mains du gouvernement actuel, toutes ces lois et institutions peuvent à nouveau être utilisées contre le peuple. Le régime de Ben Ali est donc encore toujours en place.
C’est pour cela que le mouvement populaire continue, malgré les promesses du gouvernement actuel. Il exige la dissolution de l’actuel gouvernement. Il refuse des gouvernements « remaniés » comme celui qu’on a maintenant. L’ancien parti au pouvoir, le RCD (Rassemblement Constitutionnel Démocratique, qui était jusqu’au 18 janvier dernier encore membre de l’Internationale Socialiste, NdlR), doit être réellement dissous.
Non, on ne peut donc pas dire que la révolution soit terminée. Elle n’a pas encore vaincu les forces réactionnaires. Elles sont toujours là, mais affaiblies. On doit continuer cette révolution avec grande détermination, mais aussi avec beaucoup de sens tactique pour préserver l’unité du peuple tunisien et ne pas tomber dans des divisions qui pourraient avoir des répercussions très négatives sur la marche de cette révolution, que les peuples du monde arabe regardent avec beaucoup d’espoir.
Certains présentent la révolution en Tunisie comme un événement spontané...
Hamma Hammami. C’est faux. Ils le disent pour discréditer et nier, au cours de ces dernières années, le rôle des forces révolutionnaires et progressistes dans l’opposition. C’est une manière aussi de dire qu’il faut chercher une issue à cette révolution avec l’ancien parti au pouvoir, que les hommes politiques traditionnels sont obligés de reprendre la direction d’un mouvement qui n’en a pas. Ce mouvement n’était spontané que dans la mesure où il n’était pas organisé au niveau national. Il n’avait pas une direction unique, un programme commun. Mais ça ne veut pas dire absence de conscience et absence d’organisation.
La conscience existe, car les acteurs de ce mouvement sont avant tout des militants de gauche, des progressistes, des syndicalistes, des militants des droits humains. Ce sont des jeunes diplômés chômeurs qui appartiennent au mouvement étudiant. Notre parti est là, nos forces sont présentes. Les islamistes, par contre, n’ont pas vraiment participé. C’est pour cela que, dans cette révolution, il n’y a aucun mot d’ordre religieux. Même si politiquement, les islamistes ont soutenu le mouvement.
Au niveau de l’organisation, les militants se sont très vite organisés en comités. Dès le premier jour de cette révolution, il y a eu dans certains villages un vide de pouvoir réel. Ensemble avec les démocrates, nous avons alors appelé les gens à s’organiser. Ce qu’ils ont fait dans les villages et dans les régions, parfois dans des assemblées, qui s’appellent « assemblées populaires » ou « assemblées de sauvegarde de la révolution », parfois en comités ou en ligues, cela dépend. Ici à Tunis, les gens se sont organisés en comités populaires ou comités de quartier. Ils ont choisi leurs dirigeants parmi les militants les plus actifs au cours de cette révolution. La structuration est encore faible et embryonnaire. Il n’y a pas encore de véritable centralisation au niveau national. Mais, petit à petit, ces comités se sont transformés en comités qui discutent de la situation et de l’avenir, et de ce que la population peut faire.
Le Front du 14 janvier s’est constitué il y a quelques semaines. Qui y retrouve-t-on ? Quel est son programme ou que revendique-t-il ?
Hamma Hammami. Au niveau politique, la gauche est parvenue à se rassembler dans un front qui s’appelle le « Front du 14 janvier » en référence au jour de la fuite de Ben Ali. La gauche a un poids indéniable dans notre pays. Que ce soit au niveau politique ou syndical, au niveau de la jeunesse ou du mouvement des femmes, au niveau des droits humains ou du mouvement culturel. Ce front s’est rassemblé autour des mots d’ordre et revendications populaires. On y trouve donc la revendication de dissolution du gouvernement, la dissolution du parti au pouvoir. Le Front revendique aussi la formation d’un gouvernement provisoire, constitué par des éléments qui n’ont rien à voir avec le régime de Ben Ali, son parti, la dictature. Ce gouvernement provisoire aurait pour tâche essentielle la préparation d’élections pour une Assemblée Constituante. C’est celle-ci qui devra rédiger la Constitution, les institutions, les lois fondamentales d’une République Populaire Démocratique à laquelle aspire le peuple tunisien.
Nous sommes aussi unis autour d’une plateforme économique et sociale, car nous considérons que la dictature était liée à une base économique et sociale, une bourgeoisie compradore (bourgeoisie tirant sa fortune de ses liens avec les multinationales étrangères, NdlR) qui pille la Tunisie en collaboration avec des sociétés et entreprises françaises, italiennes, espagnoles, portugaises, belges. Nous voulons non seulement une démocratie politique mais aussi une démocratie sociale, parce que nous considérons que la révolution actuelle est une révolution démocratique et nationale, une révolution populaire qui doit préparer des changements fondamentaux pour toute la société tunisienne dans l’avenir.
Le Front du 14 janvier a tenu le samedi 12 février son premier grand meeting public au Palais des Congrès de Tunis. Avec une grande réussite, qui dépassait de loin nos attentes. La mobilisation n’a pris qu’à peine trois à quatre jours. Plus de 8 000 personnes étaient réunies, beaucoup n’ont pas su entrer. Du jamais vu.
Le 11 février, un comité beaucoup plus large s’est constitué.
Hamma Hammami. Oui, une réunion au siège du Conseil National des Avocats a rassemblé les représentants de 28 organisations. Presque toute l’opposition à Ben Ali, sauf deux partis qui sont entrés dans le gouvernement de Ghannouchi. Hormis les 10 organisations du Front du 14 janvier, il s’agit de la centrale syndicale unique UGTT, du parti islamiste Ennadha, des Associations des Avocats, des Ecrivains, des Journalistes, de l’Union des Étudiants Tunisiens et d’autres encore. Tous sont d’accord sur des propositions concernant la fondation d’un « Conseil National pour la Sauvegarde de la Révolution ». La plateforme ne va pas aussi loin que le Front du 14 janvier, puisqu’elle ne demande pas la dissolution de ce gouvernement. Certaines forces comme l’UGTT ont accepté ce gouvernement. Mais les 28 signataires exigent que ce « Conseil National » ait un pouvoir de décision concernant toutes les lois et mesures en préparation des nouvelles élections, afin de garantir qu’elles seront vraiment démocratiques et se dérouleront dans la liberté totale. Ils réclament le droit de surveillance de toutes les décisions du gouvernement et l’obligation de soumettre pour approbation au Conseil National toutes les nominations à des hautes fonctions. Les signataires appellent la population de toutes les régions et localités à former des Comités de Sauvegarde de la Révolution et l’UGTT met tous ses locaux à leur disposition. Ces Comités seront représentés dans le Conseil National.
Vous rassemblez là les différentes classes et couches de la population qui étaient et sont en opposition à la dictature. Cette démarche correspond au caractère de cette révolution, que vous appelez nationale et démocratique, pourquoi ?
Hamma Hammami. Depuis Hannibal (général de Carthage, ancêtre de la Tunisie, dans l’Antiquité, NdlR), ce pays n’a jamais connu de démocratie. Ni les paysans, ni les petits commerçants, ni les artisans ou petits producteurs, ni les professeurs ou instituteurs. Tout ce monde aspire avant tout à la démocratie, ensemble avec les ouvriers. Il faut en être conscient.
Nous essayons d’unir le peuple autour d’une seule tâche : en finir avec la dictature. Nous essayons d’éviter toute divergence parmi les forces populaires, ce qui pourrait être exploité par la réaction. On s’est mis d’accord avec les islamistes et avec les autres forces pour préserver cette unité du peuple tunisien et ne pas tomber dans des luttes partisanes.
Mais cette révolution est aussi nationale. Les gens se rendent compte que l’élite bourgeoise corrompue est de nature compradore, qui pille notre pays au profit de sociétés étrangères. Celles-ci cherchent à produire à bon marché pour exporter ces produits vers leurs marchés, non pas pour satisfaire les besoins de la société tunisienne. L’ingérence des puissances européennes et américaines provient entre autres de ce qu’elles veulent à tout prix protéger leurs multinationales. Nous avons besoin d’un plan d’industrialisation en fonction des besoins de notre peuple. C’est cela que les gens réclament. Le Front du 14 janvier revendique la construction d’une économie nationale au service du peuple où les secteurs vitaux et stratégiques sont sous la supervision de l’État.
Vous êtes porte-parole d’un parti communiste. Qu’en est-il d’une perspective socialiste en Tunisie ?
Hamma Hammami. Une révolution socialiste n’est pas à l’ordre du jour aujourd’hui. Oui, en tant que marxistes nous estimons qu’en définitive, il faudra passer au socialisme. Ce sera nécessaire pour ne pas être pris dans le filet du capitalisme mondial qui est tenu par des grandes multinationales américaines et autres. Ce sera aussi la seule façon de mettre fin à l’exploitation de l’homme par l’homme. Mais cette façon de voir les choses n’est pas encore partagée largement du tout ici. Nous ne pouvons pas marcher trop vite.
Il faut tenir compte des rapports de force politiques. La classe ouvrière est en retard sur le plan de la conscience et d’organisation. Le mouvement communiste est encore assez faible dans notre pays, même s’il progresse beaucoup. Les autres classes sont assez présentes par l’intermédiaire du camp libéral, du camp islamiste... Il ne faut donc pas faire de faux pas.
A travers cette révolution, des premiers jalons du socialisme peuvent néanmoins être établis au niveau économique. Ainsi, nous sommes pour la nationalisation des grandes entreprises au profit des travailleurs. Comme dit plus haut, cela s’impose déjà d’un point de vue du recouvrement de notre indépendance. Nous n’allons pas nationaliser pour que cela profite à une bourgeoisie d’État (une classe qui s’enrichirait à la tête du nouvel État, NdlR). La classe ouvrière doit pouvoir diriger ces entreprises d’une manière démocratique.
Mais cela ne vaut pas pour tous les secteurs de l’économie. Nous effraierions les petits commerçants, les artisans, les petits patrons des nombreux ateliers que compte notre pays, nous les monterions contre la révolution.
Et, surtout, il faut penser aux paysans. La paysannerie chez nous est très diversifiée. Elle n’est pas organisée et elle accuse en général un très grand retard au niveau de la conscience. Quelques régions sont plus avancées, là où il y a des ouvriers agricoles, qui sont parfois devenus des paysans pauvres. Ils ont reçu des lopins de terre, mais ne les travaillent pas par manque de moyens. Ceux-là verront eux-mêmes la collectivisation comme une issue positive. Mais il y a aussi des régions où les paysans réclament depuis des décennies la terre que de grands capitalistes leur ont confisquée mais qu’ils travaillent néanmoins. Parler de collectivisation, cela leur rappellerait toute de suite le pillage de leurs terres au cours des années 60. A notre avis, on pourra passer de façon graduelle et diversifiée au socialisme, tout en maintenant l’unité la plus grande du peuple et dans la mesure où son expérience le mène à en voir l’utilité et la nécessité. Il n’y a pas de schéma unique. Mais il y a un but unique, le socialisme.
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