PIERRE
FONTAINE*
Journal Clarté
Au moment d’écrire ces
lignes, le processus de consultations des membres du Front commun syndical du
secteur public sur leurs revendications est en cours. Le Front commun propose
de faire porter la négociation prioritairement sur les salaires afin de faire
un rattrapage salarial pour « combler
le retard de la rémunération
globale accusé par le secteur public par rapport aux autres secteurs d’emploi ».
Dans son cahier de
consultation, le Front commun explique que…« les faibles augmentations salariales offertes à coups de gels de nos
salaires et de décrets de nos conventions collectives ont entraîné, lentement,
mais sûrement, un écart croissant entre nos salaires et ceux offerts dans le
secteur privé ainsi que dans la fonction publique fédérale et municipale. En
novembre dernier (2013, ndlr),
l’Institut de la statistique du Québec statuait que la rémunération globale (La
rémunération globale inclut outre le salaire, l’ensemble des avantages sociaux,
régimes de retraite, assurances, congés, vacances, etc., ndlr) octroyée dans le secteur public accusait un
retard de 8,3 % par rapport aux autres salariés québécois. Cet écart se situait
à 2,9 % il y a à peine cinq ans. »
Toujours
selon l’ISQ, c’est pire si on ne considère que le salaire, les employées-és du
secteur public gagnant en moyenne 11,7 % de moins que toutes les autres travailleuses
et travailleurs du Québec, et même 3% de moins que les salariées-és non
syndiqués du secteur privé.
Le
tableau ci-dessous illustre l’évolution réelle des salaires des employées-és du
secteur public depuis le décret imposé par le gouvernement libéral de Jean
Charest en 2005 (Le salaire de 2005 servant de point de départ correspond donc
à 100%). Pour les fins de la démonstration, on y utilise le taux horaire du
salaire de préposé à l’entretien ménager travaux lourds du secteur de la santé
parce que ce titre d’emploi n’a jamais bénéficié de redressement lié à l’équité
salariale.
Le tableau montre bien que de 2005 à 2008, les hausses du salaire nominal décrétées (2% par année) par le gouvernement étaient inférieures à la hausse du coût de la vie, de telle sorte qu’à la fin de 2008, les salaires avaient diminué en réalité de 1,3% (C’est ce qu’on appelle une croissance réelle négative, ndlr.).
En
2009, dernière année du décret, la survenance de la crise économique avait
provoqué une certaine déflation et le salaire réel a pu ainsi remonter légèrement
au dessus du niveau qu’il avait eu en 2005.
Cette situation a inquiété
le gouvernement et a déterminé sa stratégie dans la négociation qui a suivi
pour que soit rapidement rétablie une courbe descendante de l’évolution réelle
des salaires.
Il a donc offert des
hausses de salaire extrêmement basses. Les augmentations accordées étaient les
suivantes : 0,5 % le 1er
avril 2010, 0,75 % le 1er
avril 2011, 1,0 % le 1er
avril 2012, 1,75 % le 1er
avril 2013 et de 2,0 % le 1er avril 2014. Pour les trois
premières années de la convention, les hausses consenties se retrouvaient donc très
nettement sous le niveau d’inflation.
Quant
aux deux dernières années de la convention, les hausses accordées demeuraient malgré
tout inférieures au taux d’inflation (En 2014, le taux annualisé d’inflation
est actuellement à 2,4%), et étaient assorties d’une formule d’indexation
partielle, conditionnelle à une progression du produit intérieur brut (PIB)
au-delà d’un seuil déterminé. Toutefois, la majoration ainsi calculée ne
pouvait être supérieure à 0,5 %. Malgré ce compromis qu’il consentait aux
syndicats, cette formule assurait au gouvernement la garantie d’une régression
récurrente des salaires réels.
Comme
le tableau le démontre, selon son point de vue, le gouvernement a ainsi réussi à
corriger les effets de la crise économique en réduisant drastiquement les
salaires réels de 4% durant les trois premières années de la dernière
convention et il a pu les maintenir en bas de ce qu’ils étaient réellement en
2005 jusqu’à aujourd’hui.
PETIT RETOUR SUR LA NÉGOCIATION DE 2010
Lors
de la négociation de 2010, les salaires étaient aussi une priorité de
négociation pour les syndicats. Ils demandaient alors une augmentation
salariale de 11,25% sur trois ans, un peu comme dans la négociation qui s’en
vient (On demande 13,5% sur trois ans).
La
première réponse du gouvernement fut d’offrir une hausse salariale de 5% sur 5
ans, avec une possible amélioration de son offre pour les deux dernières années,
conditionnée par une croissance du PIB au-delà de 4%. Au niveau des conditions
de travail, négociées aux tables sectorielles, le gouvernement déposa le 26
mars 2010 des demandes de reculs majeurs pour créer un état de panique dans les
rangs syndicaux. Ce dépôt n’étant rien de moins qu’un affront, les syndicats se
mirent en recherche de mandats de grève.
Soudain
en juin 2010, coup de théâtre : le gouvernement retira ses demandes de
reculs aux tables sectorielles et la négociation débloqua rapidement. C’est là
la « fenêtre » de règlement dans laquelle ont sauté les négociateurs
syndicaux, pour arriver à une entente de principe, qui grosso-modo assurait le
statu quo des conditions de travail. Sur le plan des salaires, le gouvernement
n’a eu qu’à ajouter 1% à son offre initiale, soit un total de 6% sur 5 ans, et promettre
1% supplémentaire à verser à la fin de la convention collective le 31 mars 2015,
si la hausse totale du coût de la vie durant la convention était supérieure aux
augmentations consenties (Ce qui sera assurément le cas, mais cette indexation
pourrait être compromise avec l’annonce récente du gouvernement de gel de la
masse salariale).
Bref,
pour le gouvernement aussi, les salaires étaient une priorité, et il a pu célébrer
l’atteinte ses objectifs.
MAIS POUR QUELLE RAISONS LE GOUVERNEMENT
SE VOUE-T-IL TANT À L’APPAUVRISSEMENT DE SES EMPLOYÉES-ÉS?
Le
développement des services publics sous la gouverne de l’État avec la
révolution tranquille durant les années 1960 a entraîné la syndicalisation des
employées-és. Mais, «…la situation monopolistique de l’employeur
des secteurs public et parapublic entraîne chez la partie syndicale un
processus d’adaptation : elle tente en conséquence de créer en monopole
syndical ou, du moins, de présenter un « front commun » de manière à
équilibrer les forces en présences. (… ) Pour infléchir le rapport de force en
sa faveur, la partie syndicale fondera ses revendications sur des thèmes
mobilisateurs : sécurité d’emploi, revenu familial minimum…, amélioration
de la qualité de l’enseignement ou des services de santé, etc. Qui pourrait
valablement s’insurger contre de tels objectifs dans une perspective sociale?
On cherche aussi à réaliser des gains importants (indexation des salaires,
congés de maternité, etc.) qu’on tentera par la suite de généraliser ailleurs.
(…) Il s’ensuit que les négociations collectives dans les secteurs public et
parapublic revêtent un caractère essentiellement politique. »
(Rapport
Martin-Bouchard, Commission d’étude et de consultation sur la révision du
régime des négociations collectives dans les secteurs public et parapublic, Yves
Martin et Lucien Bouchard, Février 1978).
Ce
caractère objectivement politique de la négociation des secteurs public et
parapublic est aussi renforcé du fait qu’elle peut mettre en cause le budget de
l’État. À l’époque, contrairement aux avis de la majorité des associations
patronales qui plaidaient qu’il appartenait au gouvernement seul de déterminer
la masse monétaire globale que les citoyennes et les citoyens sont en mesure de
payer pour les missions sociales, la commission Martin-Bouchard avait
recommandé « qu’il soit clairement
établi que sont objets de négociations aussi bien les principes ou paramètres
de la politique salariale du Gouvernement que la masse monétaire en découlant,
de même que toute autre matière ayant une incidence sur le budget de l’État ».
La commission arguait à juste titre: « Comment pourrait-on prétendre garder son sens véritable à la
négociation si, dès le départ, on y soustrayait tout le champs des matières
ayant une incidence sur le budget de l’État?… Il apparaît, en effet
complètement illusoire de concevoir une négociation authentique dans le cadre
d’une masse monétaire prédéterminée. »
Malgré
tout, le gouvernement ne respectera pas
cette recommandation par la suite. Il aura au contraire régulièrement recours à
des décrets et à des lois spéciales déterminant unilatéralement le gel et même la
baisse des salaires, et les législations encadrant cet aspect des négociations
chercheront plutôt à soustraire cette question à la libre négociation. Aujourd’hui,
le gouvernement Couillard récidive.
Néanmoins
cela n’en atténue d’aucune façon le caractère politique, mais au contraire
l’accentue. En effet, la négociation des salaires est à l’origine même du
mouvement syndical, elle fait partie de son essence. Empêcher la libre
négociation des salaires n’est rien de moins que remettre en question le droit
d’association.
Finalement,
ce qui plus que tout confère un caractère objectivement politique à la
négociation des salaires dans les secteurs public et parapublic est qu’elle
implique en même temps une large part de l’ensemble du mouvement syndical québécois
(environ 35% de tout le mouvement) et que de ce fait, ses résultats ont
nécessairement un effet d’entraînement, positif ou négatif, sur l’ensemble des
salaires de la classe ouvrière au Québec.
La
bourgeoisie et le gouvernement étant bien conscients de cela, savent qu’en
neutralisant une force aussi formidable que le front commun et en empêchant que
se produisent une hausse réelle des salaires dans le secteur public, ils pourront
ensuite réussir beaucoup plus facilement à contenir les salaires dans le
secteur privé, où les négociations se font en général en détachements isolés.
Éventuellement,
c’est toute la classe ouvrière, tant syndiquée que non syndiquée, qui subit les
conséquences des défaites dans le secteur public, permettant ainsi à la
bourgeoisie d’augmenter globalement la plus-value, et par conséquent, d’augmenter
le taux des profits. Outre le fait que « la tendance générale de la
production capitaliste n’est pas d’élever le salaire normal moyen, mais de
l’abaisser (Karl Marx, Salaire prix et profit), une bonne part de
l’accroissement des écarts de richesse entre les plus riches et les plus
pauvres des dernières décennies au Québec est attribuable au fait que le front
commun syndical des secteurs public et parapublic a pu être tenu en échec sur
cette question essentielle.
LUTTONS
CLASSE CONTRE CLASSE POUR DE MEILLEURS SALAIRES
Des critiques se sont fait entendre sur le choix du front
commun de prioriser les revendications salariales. On soutient qu’il serait
mieux de prioriser la lutte contre la fiscalité régressive, l’élimination
d’emplois et la réduction de l’offre de services publics.
Sans nier que ces revendications soient importantes,
je dirais qu’en réalité, la revendication prioritaire la plus appropriée sera
sûrement celle qui sera la plus susceptible d’unir et de mobiliser le plus les
membres des syndicats. À cet égard, les revendications salariales ont historiquement
joué un rôle du dénominateur le plus commun pour réunir les centaines de
professions et de titres d’emploi différents que rassemblent le front commun. De
plus, comme je viens d’essayer de le démontrer dans les lignes précédentes, l’appauvrissement
systématique subi par les travailleuses et les travailleurs des secteurs public
et parapublic depuis de nombreuses années a créé énormément d’appétit pour des
augmentations salariales et en rend la demande extrêmement pertinente.
C’est encore plus vrai pour les couches prolétariennes
du front commun dont le revenu souvent se situe très près du seuil de pauvreté,
voire en dessous, si on tient compte que de nombreux emplois sont précaires et
à temps partiel.
À titre d’exemple, j’avais déjà fait une intervention
au micro lors d’un conseil fédéral de la FSSS pour témoigner du fait qu’une
fois toutes les déductions faites de mon salaire brut, mon salaire net pour un
poste à temps complet dans un hôpital dépassait à peine celui au net de mon
fils qui venait de débuter un emploi non syndiqué, à temps complet, au salaire
minimum. En fait, c’était en juin 2013. Je gagnais $410 net par semaine alors
qu’il en gagnait un peu plus de $350. À ce niveau de salaire, dans mon quartier
d’Hochelaga-Maisonneuve, le coût moyen d’un loyer pour un 4½ absorbe très
souvent la moitié d’un pareil salaire mensuel. Pour tout le reste, il n’en
reste donc pas beaucoup.
Je ne raconte pas cela pour me plaindre mais pour
illustrer le fait que l’appauvrissement des employées-és des secteurs public et
parapublic, majoritairement des femmes, nous ramène un peu à la situation qu’on
avait connu en 1972, lorsque le front commun se battait pour le $100 par
semaine au minimum pour toutes et tous. Il existe cette possibilité de faire
des revendications salariales une véritable lutte de classe.
Il sera cependant nécessaire que dans sa propagande,
le front commun ne se contente pas comme il le fait présentement de parler de
rattrapage et de comparaison avec le privé, et d’attraction de personnel, mais
place plutôt ses revendications dans la perspective d’exiger que les besoins vitaux
de la classe ouvrière soient satisfaits. Il s’agit de rechercher la sympathie
de la classe ouvrière pour les revendications salariales pour contrer la
division que tente de faire le gouvernement entre employées-es syndiqués et
usagers payeurs de taxes. Par exemple, la demande d’augmentation du front
commun pour un préposé à l’entretien
ménager est de l’ordre de $100 par semaine sur trois ans. C’est loin d’être
exagéré. Aujourd’hui personne ne peut vivre décemment et reproduire sa force de
travail avec moins que cela.
C’est en réunissant les conditions d’une victoire que
les syndicats seront le plus en mesure de résister et de lutter contre toute
les attaques du patronat sur toutes les questions et sur tous les fronts,
incluant la sauvegarde des services publics.
LA VRAIE
QUESTION : PRÉPARER LA GRÈVE.
L’une
des principales raison du succès du mouvement étudiant en 2012, mouvement
auquel on se réfère volontiers en tant qu’exemple positif, est d’avoir pris le
temps de préparer la grève pendant de longs mois. Cette préparation consistait
notamment dans le développement d’un argumentaire et un travail d’éducation des
étudiantes et des étudiants à l’effet que non seulement la grève était
nécessaire, mais qu’elle pourrait être victorieuse malgré la détermination du
gouvernement.
En
1989, la Fédération des affaires sociales de la CSN (la FSSS aujourd’hui) avait
obtenu l’un des mandats de grève le plus fort de son histoire. Mais, cela avait
été aussi longuement préparé. La FAS avait même organisé un large débat sur le
thème de la grève avec un panel lors d’une de ses instances au moins une année
auparavant. Notamment, l’existence d’obstacle comme la loi 160 extrêmement
répressive que le gouvernement avait adoptée en 1986 fit partie des
considérations. Un travail de mobilisation intensif s’ensuivit.
L’une
des raisons importante de la régression salariale des secteurs public et
parapublic tient justement au fait que dans le réseau de la santé et des
services sociaux en particulier, les salarié(e)s n’ont plus réellement fait de grève
véritable après 1989. Cela a bien sûr affecté le résultat des négociations, en
particulier pour la question salariale, de l’ensemble du secteur public québécois
puisque le secteur de la santé compte pour une part significative de
l’ensemble, et de ce fait, un élément essentiel du rapport de force nécessaire
pour gagner des hausses réelles de salaire.
Il
faudrait être très naïf pour croire que l’État-employeur, qui cherche toujours
à réduire ses dépenses et à contrôler les salaires, pourrait accorder une
hausse sans y être obligé.
*L’auteur
a été vice-président du syndicat des employé(e)s du CHUM
et vice-président de la FSSS-CSN responsable
des régions de Montréal, Laval et Grand-Nord
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