Trente bombes pour quoi ?
Le 23 septembre, l’armée colombienne a mené une vaste opération débouchant sur la mort d’un des chefs des FARC. Cet événement surmédiatisé a été présenté comme une victoire déterminante dans le conflit qui oppose depuis soixante ans l'Etat colombien aux guérillas. La paix va-t-elle pour autant revenir comme l’a promis le nouveau président Juan Manuel Santos ? La mort d’un chef des FARC suffira-t-elle à mettre un terme à un conflit qui dépasse largement le cadre de la guérilla pour toucher l’ensemble de la société colombienne ?
La Colombie a changé de président en 2010. L'ancien, Alvaro Uribe Velez, a été remplacé par son bras droit, l'ex-ministre de la défense Juan Manuel Santos. Pendant les huit années des deux mandats d’Uribe, le conflit militaire entre l’Etat et les guérillas, vieux de 60 ans, n'a pas cessé : des milliers de morts, des centaines de disparus, des charniers découverts, entre 4 et 8 millions de personnes déplacées ou chassées de leurs terres.
Durant les premières semaines qui ont suivi son investiture, le nouveau président a voulu faire croire à un changement. Alors qu’Uribe feignait de vouloir attaquer le Venezuela, Santos a réalisé son premier voyage officiel pour se réconcilier avec l'ancien ennemi et, par la même occasion, réconcilier les industriels colombiens qui avaient des créances avec le Venezuela. Ensuite, les bases militaires US de Colombie, sujet de discorde dans toute l’Amérique Latine, ont été déclarées anticonstitutionnelles. Toujours dans la volonté de marquer sa différence avec son prédécesseur, Santos a également promis une réforme agraire pour restituer leurs terres aux petits paysans et une loi de réparations aux victimes de violence.
La fin du conflit ?
Enfin, ce 23 septembre, Juan Manuel Santos a fait assassiner un chef des FARC (Forces Armées Révolutionnaires de Colombie), Jorge Briceno alias Mono Jojoy. Selon le président Santos, cette opération devrait marquer la fin d’un long conflit et le début d’une nouvelle ère, prospère, pacifique et démocratique. Mais ce coup se révèle être purement médiatique comme en témoigne la bannière très hollywoodienne du site internet El Tiempo.
Ce quotidien appartient d’ailleurs à… la famille de J. M. Santos ! L’actuel président en a été le rédacteur en chef, après ses études à Harvard, jusqu'à ce qu'il entre en politique. L’assassinat du chef des Farc a fait la une de tous les journaux. On pouvait y voir le président serrer la main des « héros » responsables de l’opération militaire ainsi que l'image du chef rebelle défiguré. Tous les détails de l'opération étaient présentés dans le quotidien des Santos : 78 avions et hélicoptères, 800 hommes, 30 bombes larguées... pour tuer six hommes et une femme, récupérer quelques ordinateurs, des clés USB, une arme rouillée et quelques clous dans un seau présenté comme une bombe. Tout ce matériel se révèle être en bon état après l’opération, alors que les corps des victimes, méconnaissables, n’ont pu être identifiés que d'après les empreintes digitales.
Cette vaste opération médiatique semble avoir porté ses fruits : la côte de popularité du président serait remontée à 88% ! En pleine campagne promo pour son dernier livre, Ingrid Betancourt, qui a laissé son combat contre la corruption dans la jungle, a parlé d'une « lueur d'espoir ». Mais surtout, Santos a reçu les félicitations de la Maison Blanche.
Y a-t-il cependant lieu de se réjouir ? Tuer un homme, soit-il le chef des guérilleros, suffira-t-il à arrêter le conflit ? C'est une croyance très répandue dans la mythologie des Etats-Unis : dans les westerns par exemple, il suffisait de tuer le chef indien pour que la bataille s’arrête. Mais la mort de Pablo Escobar a-t-elle mis un terme au trafic de drogue. Et si l'on tuait Oussama Ben Laden ou G. W. Bush, cela sonnerait-il la fin de la guerre en Afghanistan ?
La supposée lutte contre le terrorisme est un prétexte
Le conflit ne s'arrêtera pas parce qu'il manque une tête, ni même si tous les guérilleros étaient exterminés. Car contrairement à ce que veut faire croire les gouvernements colombiens successifs, la lutte ne se joue pas uniquement sur le terrain militaire. L'Etat ne s'attaque pas qu'aux guérilléros, mais à tout ce qui le dérange.
Durant ces vingt dernières années, des centaines de syndicalistes ont été assassinés pour avoir défendu les droits des travailleurs. Des milliers de personnes sont passés par les prisons de haute sécurité pour de prétendus liens avec la guérilla : des étudiants, des professeurs, des artistes, des responsables d'entreprises coopératives… Ceux qu’Uribe appelait la « branche intellectuelle du terrorisme. » Il y a encore 7500 prisonniers politiques en Colombie, dont les deux tiers n'ont jamais porté une arme. Les défenseurs des droits de l'homme ou les personnalités dont on ne peut pas se débarrasser physiquement sont menacés et des luttes juridiques sont engagées pour les détourner de leur travail. Des centaines de personnes ont été mises illégalement sur écoute. Ce scandale, dît des « chuzadas », a uniquement fait sauter le chef des services de sécurité.
Quand une défenseure de la paix est accusée de terrorisme
Trois jours après le bombardement coûteux et sauvage sur le campement FARC, la sénatrice Piedad Cordoba, pourtant du même parti que celui du président, a été destituée de son poste, devrait devenir inéligible pour 18 ans, peut-être même rejoindre la foule des prisonniers politiques. Cette femme s'est illustrée pour son combat pour la paix, sa lutte contre les politiques de spoliation, la défense des victimes du conflit, son rejet de la militarisation et son refus de l’implantation des bases US. Piedad Cordoba se retrouve désormais classée elle aussi comme « terroriste » pour avoir entretenu un dialogue avec le groupe rebelle.
Derrière ces éclats médiatiques, le conflit apparaît pour ce qu’il est : une lutte politique pour en finir avec tout ce qui va à l'encontre de la logique néolibérale qui règne en Colombie. Une centaine de familles se partage le pays et ses richesses pour les revendre aux puissances étrangères. Autant, cette oligarchie veut se monter forte face au « terrorisme » puisqu'elle refuse toutes négociations, autant elle se révèle faible et complice avec les multinationales à qui elle cède à bas prix terrains agricoles, mines d'or, puits de pétrole, eau... avec très peu de contrepartie et surtout rien pour les populations dont la moitié vit sous le seuil de pauvreté et que certaines régions sont sans eau courante, ni électricité, ni médecins.
La résistance colombienne comme exemple
Même en admettant que le conflit armé s'arrête après cet assassinat, cela n'achèvera pas cette lutte à l'œuvre dans la société colombienne. Les paysans souhaitent récupérer leurs terres, les journalistes leur liberté de parole, les prisonniers politiques leur famille, les déplacés leur maison, les Colombiens leur souveraineté nationale, leur droit à la santé et à l'éducation... Ce combat s'organise et se met en réseau. Des dizaines d'organisations locales, nationales et internationales se sont créées et luttent chaque jour, avec les risques que cela encourent, pour que ce conflit soit révélé comme étant ce qu'il est : une lutte des classes. Certaines associations se chargent de recueillir des témoignages, d'autres de former juridiquement et politiquement des communautés pour qu'elles puissent se défendre. Il y en a qui luttent au Congrès pour obtenir réparations, d'autres vont enseigner comment s'organiser pour combler l'absence de l'Etat. Le peuple colombien n'est pas passif face à cette logique de violence. Il devrait même être un exemple pour tous les peuples qui vivent sous de fausses démocraties.
Ce ne sont pas les trente bombes envoyées du ciel qui feront cesser la violence, mais ce véritable travail de terrain pour la paix et la dignité des Colombiens.
Source : www.michelcollon.info
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