vendredi 28 septembre 2018

Élections piège à con... Vraiment?

À quelques jours de la fin de cette campagne électorale, et à la vue de certaines affiches placardées à Montréal appelant au boycott des élections du 1er octobre, il nous a semblé de bon aloi présenter ici la perspective communiste quant à la question électorale et du suffrage universel. Ce débat, que certaines organisations pseudo-révolutionnaires, pensant sans doute proposer une idée innovante, tentent de ramener à chaque course électorale ne date pas d’hier. Une analyse même superficielle de l’histoire du mouvement ouvrier et révolutionnaire suffit pour nous convaincre de la vétusté de cette idée qui met de l’avant une vision volontariste de l’action révolutionnaire, vouant un culte sans borne à la spontanéité et portant un dédain particulier au travail de préparation et à l’action de masse. En fait, ce refus catégorique de l’exercice électoral et du suffrage universel n’est ni plus ni moins qu’une réduction à néant des luttes et mobilisations à travers lesquelles les masses populaires, la classe ouvrière et leurs organisations (dont le mouvement communiste) ont su mûrir et développer leurs stratégies et tactiques, lesquelles ont dû être adaptées aux différentes conditions.

Si Lénine, dans La maladie infantile, adresse, par sa plume acérée, ses critiques aux « gauches » allemande et suédoise qui refusent de voir la nécessité de participer aux parlements bourgeois, il reste qu’Engels, près de 30 ans plus tôt, en 1895 dans sa préface à la Lutte des classes en Frances de Marx, avait déjà posé les bases de l’engagement électoral comme partie prenante de la stratégie et tactique des socialistes.

S’il est vrai que la nature de l’État décrit par Marx dans Les luttes de classe en France ne correspond pas tout à fait à celle de l’État bourgeois actuel, en particulier dans un pays impérialiste comme le Canada, il n’en demeure pas moins que l’analyse d’Engels, que reprend Lénine et qu’ont repris tous les communistes par la suite, demeure juste. Tous les développements survenus au cours des XXe et XXIe siècles, à savoir la prolétarisation, les crises structurelles du capitalisme, la domination du capitalisme monopoliste et l’impérialisme, les guerres, le fascisme, l’État beaucoup plus centralisé, mieux structuré notamment grâce aux nouvelles technologies et plus fort grâce à la professionnalisation des forces répressives donnent raison à Engels qui soutient que les conditions ne sont plus propices au succès des insurrections de barricades comme lors du 14 juillet 1789 et de la Révolution de février 1848 si celles-ci ne sont pas accompagnées d’autres facteurs.

La classe ouvrière française en a payé les frais lors des journées de Juin 1848 et dans les mois à suivre, puis lors de la Semaine sanglante de 1871. Au Canada, c’est après la répression de la Grande grève de Winnipeg de 1919 que les masses populaires en font le constat. C’est dire à quel point pour les travailleur.euses il est clair depuis plus d’un siècle que le culte de l’insurrection spontanée ainsi que les combats de rue derrière barricades ne peuvent être victorieux que dans les esprits épris de romantisme pseudo-révolutionnaire qui font de la classe ouvrière « balbutiante et en culottes courtes » comme le notait avec ironie Henri Krasucki le sujet révolutionnaire par excellence.

Toutefois, si Engels met en garde contre la tactique de l’insurrection, il ne la rejette pas catégoriquement pour autant. Sa contribution met plutôt l’accent sur les nouvelles possibilités qu’ouvre la participation au suffrage universel, en particulier lorsqu’il s’agit d’agiter et de mobiliser auprès des masses laborieuses afin de s’acquitter de la tâche ardue de les préparer (tant du point de vue idéologique qu’organisationnel). S’il postule que moyennant cette préparation, les « combats de rue » peuvent être victorieux, il souligne cependant que ceux-ci sont plus à même de se produire à la fin d’une révolution (ou période révolutionnaire) qu’au début.

Ainsi, la question de l’insurrection devient une question strictement tactique subordonnée à une analyse correcte de la situation politique ambiante laquelle, pour que la levée de barricades soit efficace, doit être marquée par une conscience de classe des plus élevées parmi la population, une conscience de classe qui n’apparait que vers la fin d’une période révolutionnaire. Or au Québec, quoi qu’en disent les différents chantres de l’abstentionnisme militant qui estiment que le parlementarisme bourgeois a fait son temps, il reste que c’est par cette forme que la population s’initie et s’intéresse à la politique.

Comme l’affirmait Lénine, les élections sont un baromètre permettant de connaitre le degré de conscience de classe d’une société donnée. Dans le cas du Québec, il est clair que cette conscience de classe n’est que peu développée, ce qui mine les possibilités succès d’un éventuel soulèvement spontané qui peinerait à recevoir l’appui des masses populaires sans un travail acharné de préparation en amont, préparation pour laquelle le travail électoral est nécessaire notamment afin que les luttes démocratiques, syndicales, économiques qui ont lieu dans les rues, en entreprise et sur nos lieux d’études trouvent écho dans l’arène politique.

Ainsi, refuser d’envisager la participation aux élections - même bourgeoises - revient à adopter une position sectaire et à se couper de la population. C’est refuser qu’il y a moyen de faire de la politique autrement et laisser champ libre aux différents partis défenseurs des différentes sections de la classe dirigeante. C’est également mettre en concurrence les revendications de la rue avec celles des urnes et refuser qu’il soit possible de se mobiliser pour une réelle alternative populaire défendue en même temps à l’Assemblée nationale que dans les rues.

Avec l’agitation électorale, [le suffrage universel] nous a fourni un moyen qui n’a pas son égal pour entrer en contact avec les masses populaires là où elles sont encore loin de nous, pour contraindre tous les partis devant tout le peuple leurs opinions et leurs actions devant tout le peuple: et, en outre, il a ouvert à nos représentants au Reichstag une tribune du haut de laquelle ils ont pu parler à leurs adversaires au Parlement ainsi qu’aux masses au dehors, avec une tout autre autorité et une toute autre liberté que dans la presse et les réunions. [...]

Mais en utilisant ainsi efficacement le suffrage universel, le prolétariat avait mis en oeuvre une méthode de lutte toute nouvelle et elle se développa rapidement. On trouva que les institutions d’État où s’organise la domination de la bourgeoisie fournissent encore des possibilités nouvelles d’utilisation qui permettent à la classe ouvrière de combattre ces mêmes institutions d’État. [...] Et c’est ainsi que la bourgeoisie et le gouvernement en arrivèrent à avoir plus peur de l’action légale que de l’action illégale du Parti ouvrier, des succès des élections que de ceux de la rébellion.

Car, là aussi, les conditions de la lutte s’étaient sérieusement transformés. La rébellion d’ancien style, le combat sur les barricades qui, jusqu’en 1848, avait partout été décisif, était considérablement dépassé. [...]

Depuis lors, beaucoup de choses se sont encore modifiées, et toutes en faveur des soldats. Si les grandes villes ont pris une extension considérable, les armées ont grandi davantage encore. [...]

Du côté des insurgés, par contre, toutes les conditions sont devenues pires. Une insurrection qui a la sympathie de toutes les couches du peuple se reproduira difficilement; dans la lutte de classe toutes les couches moyennes ne se grouperont sans doute jamais d’une façon assez exclusive autour du prolétariat pour que, en contrepartie, le parti réactionnaire rassemblé autour de la bourgeoisie disparaisse à peu près complètement. [...]

Un combat de rues ne peut donc à l’avenir être victorieux que si cette infériorité de situation est compensée par d’autres facteurs. Aussi, se produira-t-il plus rarement au début d’une grande révolution qu’au cours du développement de celle-ci, et qu’il faudra l’entreprendre avec des forces plus grandes.

Engels, Friedrich (1895), « Préface » à La lutte des classes en France de Karl Marx, Paris, Éditions sociales.

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