Journaliste indépendante, correspondante à La Haye (Pays-Bas), Stéphanie Maupas publie une enquête sans concession sur les rouages de la Cour pénale internationale : « Le Joker des puissants » (Éditions Don Quichotte*).
Entretien réalisé par Vadim Kamenka
Magazine « L’Humanité Dimanche », France
Du 28 janvier au 10 février 2016, page 69
Source : www.humanite.fr
Du 28 janvier au 10 février 2016, page 69
Source : www.humanite.fr
L’Humanité
Dimanche (HD). Pourquoi avoir écrit ce livre, plutôt à charge, sur la
Cour pénale
internationale (CPI) ?
STÉPHANIE MAUPAS (S.
M.). La justice internationale est un sujet qui m'intéresse depuis 1997. Je
couvrais alors, en Tanzanie, le tribunal pour le Rwanda puis celui sur l'ex-Yougoslavie.
La CPI est apparue comme une suite logique car la mise en place de cette
organisation m'intéressait pour mieux comprendre les événements tragiques de1994,
durant le génocide au Rwanda. Pourquoi telle personne est accusée ? Quelle conséquence
politique ce procès peut-il avoir sur le pays concerné ?La CPI entre en vigueur
en 2002 avec un crédit énorme. Elle dispose encore aujourd'hui de cette image
extrêmement positive auprès de l'opinion publique. Forcément :personne n'est
pour l'impunité des criminels de guerre ! Mais, au fil des années, on réalise
les nombreux dysfonctionnements d'une cour qui s'attache davantage à ne froisser
aucun pouvoir qu'à enquêter. La critique est complètement taboue au motif que 2la cause serait
moralement juste. Tous les acteurs de la cour 160 organisations, tribunaux,
lobbies, ONG supportent mal les remises en cause. Le livre m'apparaissait le
meilleur moyen pour pouvoir raconter au mieux les blocages, les erreurs, et
dresser un fidèle tableau de la complexité de la CPI.
HD. Les États-Unis
sont la première puissance à comprendre l'intérêt de la CPI
pour leur
diplomatie. Pourquoi ?
S. M. Les autorités
états-uniennes sont celles qui l'utilisent le plus souvent et le mieux. Washington
réussit à imposer ses règles, ses hommes et ses cibles. Depuis les procès de
Nuremberg, les États-Unis se sont impliqués avec succès pour punir leurs
ennemis, protéger leurs alliés et garantir leurs intérêts. Ils utilisent la
mécanique de cette institution pour imposer leur liste de suspects quand
d'autres sont oubliés, voire exfiltrés. Dès les premières négociations afin
d'élaborer la CPI, ils ont œuvré à ne pas se retrouver sous sa contrainte en
imposant une série de garde-fous dans les statuts. Au terme des discussions,
les États-Unis refuseront d'adopter le traité de Rome en 1998 (1) et
batailleront contre cette cour dès sa création en 2002. Le président des
États-Unis, George W. Bush, obtient la même année une exemption permanente de
ses ressortissants avec la résolution 1422. C'est l'arrivée de Barack Obama qui
change la donne. L'administration états-unienne comprend alors l'utilité d'user
de la CPI pour défendre ses intérêts. Les autres grandes puissances comme la
France et le Royaume Uni se servent également de la CPI au coup par coup (au
Rwanda, au Kenya, en Côte d'Ivoire, en Centrafrique...) sans véritable logique.
Au niveau régional aussi, il y a une utilisation de la cour. En Côte d'Ivoire,
quand Alassane Ouattara saisit la CPI, il entend clairement se débarrasser de
Laurent Gbagbo (lire page précédente, p. 68). Même chose en Centrafrique, quand
François Bozizé saisit la cour, il veut écarter ses opposants éventuels dont
Jean-Pierre Bemba (2).
HD. Ce
détournement par les grandes puissances du rôle de la CPI est-il dû à
son organisation,
qui aboutit à une justice à la carte ?
S. M. Cela provient de
la marge de manœuvre importante que ces puissances ont sur cette organisation.
La cour ne dispose pas de force de police : elle a donc besoin pour ses
enquêtes de la coopération des États. Car, par exemple, la CPI recherche des ordres
donnés de la part de hauts gradés, des témoignages de l'intérieur qui vont l'éclairer
sur le système en place. Sans ces documents, de nombreuses procédures se sont
effondrées car elles reposaient essentiellement sur le témoignage des victimes,
ce qui ne suffit pas. La cour se montre aussi incompétente à mener
convenablement ses enquêtes. Elle craint d'exiger des États, qui sont pourtant
signataires, leur coopération ou elle refuse d'enquêter sur les crimes commis
en Palestine, en Irak, en Colombie, en Afghanistan, au Nigeria...
1 100 personnes venant
de 75 pays différents travaillent à la CPI. 1,1 milliard d’euros de dépenses
depuis 2002. 8 pays ont été soumis à des enquêtes par le procureur, tous en Afrique.
32 suspects ont été poursuivis. 9 sont en fuite, 3 décédés avant leur
arrestation, 3 détenus mais non extradés à La Haye. 3 jugements ont été rendus
dont 1 acquittement. Sur les 18 suspects qui ont comparu devant la CPI, 6 ont
débouché sur un non-lieu. 8 accusés sont sous le coup d’une procédure.
HD. Comment
expliquez-vous cette incapacité d'ouvrir davantage de procédures ?
S. M. Ce n'est pas dû à
sa relative jeunesse. La justice internationale existe depuis Nuremberg. Il y a
des précédents : des tribunaux internationaux au Rwanda, en Sierra Leone, en
Yougoslavie, qui ont formé de nombreux travailleurs compétents. Les premiers
enquêteurs de la CPI avaient une longue expérience dans ce domaine, venant des
services de renseignements britanniques (MI-6, MI-5) et de tribunaux internationaux.
Au final, ils ont claqué la porte. Quand un procureur ouvre une enquête quelque
part, il doit en informer les États. C'est une énorme contrainte statutaire.
Mais il n'a pourtant pas à passer d'accord particulier de coopération. La cour
peut envoyer ses enquêteurs là où elle le souhaite, sans avoir à révéler sur
qui et pour quoi.
HD. Le 28 janvier
s'ouvre le procès Gbagbo. La charge raciste est-elle justifiée puisque seuls
des dirigeants africains ont été poursuivis depuis 2002 ?
S. M. Cette accusation
embarrasse fortement la cour. Au début de la crise en Côte d'Ivoire, le
procureur de la CPI, Luis Moreno Ocampo a bloqué toute procédure pour éviter
d'avoir de nouveaux reproches. Désormais, Fatou Bensouda, la nouvelle
procureure depuis 2012, cherche à mettre en place un tribunal spécial sur le
Kosovo sur les crimes de guerre de
l'UCK (paramilitaires albanophones) , un autre sur le vol de la Malaisian
Arlines MH17, une cour d'arbitrage sur le traité transatlantique (TTIP), elle
veut enquêter sur la Géorgie...
Mais le bilan est
catastrophique. C'est une trentaine de personnes mises en accusation dont trois
jugées en treize ans ! Et ce sont trois chefs de milices locales. Seul point positif,
le mandat d'arrêt contre le président du Soudan, Omar El Béchir.
(1) Le traité de Rome
est adopté et signé par 120 États, le 17 juillet 1998. Il prévoit la
création d'une cour
permanente, la CPI, pour statuer sur les crimes contre l'humanité,
crimes de guerre et
génocides commis depuis le 1er juillet 2002.
(2) Jean-Pierre Bemba
est poursuivi pour les atrocités commises par le Mouvement pour
la libération du Congo
(MLC) en Centrafrique, entre 2002 et 2003. Le MLC est intervenu
pour soutenir le
président centrafricain Ange-Félix Patassé, alors en place, contre le coup
d'État mené par le général François Bozizé.
* « Le Joker des puissants. Le Grand roman de la Cour pénale internationale »
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire