« Le modèle extractif entraîne la militarisation des
territoires, et les femmes font face à des formes spécifiques de
violence dues à leur condition de femmes. Ceci inclut des agressions
physiques et sexuelles de la part des forces de sécurité. »
Jeudi 20 février 2014, Miriam Gartor
Du sud au nord, les veines de l’Amérique latine continuent de
saigner. Projets extractifs miniers, d’hydrocarbures ou agro-industriels
se multiplient partout sur le territoire latino-américain, propriétés
d’entreprises transnationales, auxquelles ont été rattachées les
compagnies publiques les dernières années. Parce que s’il y a une chose
sur laquelle les gouvernements néolibéraux et progressistes
latino-américains se rejoignent, c’est la consolidation d’un modèle
« néo-développementiste » basé sur l’extractivisme. L’autre visage de ce
processus d’extraction et d’exportation des matières premières à grande
échelle est représenté par la dépossession accélérée du territoire et
la négation des droits des populations affectées.
Bien que les femmes ont été présentes dans les résistances
socio-environnementales contre les projets extractifs, leurs luttes ne
sont pas toujours visibilisées. Cependant, dans les dernières décennies,
la présence massive des femmes et leur rôle essentiel dans la défense
du territoire sont devenus de plus en plus visibles et importants, dans
la mesure où le processus d’accaparement des terres s’est aggravé lui
aussi.
Leurs voix, qui sont ancrées dans une pluralité de réalités et de
positionnements, révèlent l’impact que les activités extractives ont
dans les relations de genre et dans la vie des femmes. Certaines voix
proviennent des féminismes populaires et communautaires, d’autres des
éco-féminismes et d’autres encore de femmes qui ne se reconnaissent pas
comme féministes de manière explicite. Mais toutes, dans leur
diversité, partagent l’horizon d’une lutte post-extractiviste,
anticoloniale et anti-patriarcarle et se renforcent dans et par les
résistances. Son apport principal : mettre en lumière les liens étroits
entre le patriarcat et le modèle extractif.
Traite de femmes et de filles
Que l’on parle des projets pétroliers en Amazonie équatorienne, de
l’exploitation minière de Cajamarca au Pérou ou de la route du soya en
Argentine; ces projets partagent tous une réalité commune. L’arrivée
massive de travailleurs a provoqué l’augmentation du marché sexuel dans
ces lieux affectés par les activités extractives. L’alcool, la violence
et la traite des femmes et des filles à des fins d’exploitation sexuelle
s’établissent dans le quotidien des communautés comme illustration de
la forte violence machiste. Une enquête réalisée dans le cadre de la
Rencontre latino-américaine Femmes et minières, qui a eu lieu à
Bogota en octobre 2011, a révélé « qu’il apparaît des phénomènes
critiques qui affectent directement les femmes comme l’esclavage, la
traite, la migration de femmes pour échange de services sexuels (…) et
la stigmatisation des femmes qui exercent la prostitution ».
D’un autre côté, le modèle extractif entraîne la militarisation des
territoires et les femmes font face à des formes spécifiques de violence
dues à leur condition de femme. Cela inclut à de nombreuses occasions,
des agressions physiques et sexuelles de la part des forces de sécurité
publique et privée.
De cette perspective, autant la terre que le corps des femmes sont
perçus comme des territoires que l’on peut sacrifier. À partir de ce
parallèle, les mouvements féministes contre les projets extractifs ont
construit un nouvel imaginaire politique et de lutte à partir duquel le
corps des femmes est le premier territoire à défendre. La récupération
du territoire-corps comme premier pas est indissociable de la défense du
territoire-terre. Une réinterprétation qui fait en sorte que les
concepts de souveraineté d’autodétermination des territoires prennent de
l’importance et ont un lien avec les corps des femmes.
Ce sont les femmes Xinkas, qui résistent contre les minières dans les
montagnes de en Xalapán (Guatemala) qui ont construit ce concept, du
point de vue de leur féminisme communautaire. Elles affirment que
défendre un territoire-terre contre l’exploitation sans prendre en
compte le corps des femmes qui est violenté est une incohérence. « La
violence sexuelle est inadmissible au sein de nos territoires, pourquoi
alors le défendrions-nous? » se demande Lorena Cabnal, membre de
l’Association des femmes autochtones de Santa María de Xalapán – Jalapa.
Les femmes sont une économie en résistance
La pénétration des industries extractives dans les territoires
déplace et désarticule les économies locales. Cela rompt avec les formes
anciennes de reproduction sociale de la vie, qui sont maintenant
réorientées en fonction de la présence centrale de l’entreprise. Ce
processus amène dans les communautés une économie productive hautement
masculine et masculinisée, qui accentue la division sexuelle du travail.
Les autres pans de l’économie locale non hégémoniques – l’économie
populaire, de soins, etc. –, qui jusqu’à ce moment, avaient un certain
poids dans les relations communautaires, deviennent maintenant
marginaux.
Dans un contexte où les rôles traditionnels de genre sont
profondément enracinés et où le maintien de la vie est subordonné aux
dynamiques de l’accumulation de l’activité minière, les impacts
socio-environnementaux comme la contamination des sources d’eau ou
l’augmentation des maladies augmentent notablement la charge du travail
domestique et des soins réalisés quotidiennement par les femmes.
« Il y a des milliers d’expériences productives et économiques
portées par les femmes que nous reconnaissons et les appelons maintenant
des économies en résistance ». Sur la base de cette idée, adoptée de
façon collective lors de la Rencontre régionale des féminismes et femmes populaires en
Équateur en juin 2013, les femmes mettent de l’avant une autre façon de
faire et penser l’économie. Une économie basée sur la gestion des biens
communs, qui garantit la reproduction de la vie au quotidien. Avec ceci
et comme le souligne la sociologue et investigatrice argentine
Maristella Svampa, la présence des femmes dans les luttes
socio-environnementales a impulsé un nouveau langage de valorisation des
territoires basé sur l’économie des soins. Derrière ces luttes, donc,
émergent un nouveau paradigme, une nouvelle logique et une nouvelle
rationalité.
L’extractivisme et la reconfiguration du patriarcat
« La présence des hommes provenant d’autres communautés qui occupent
les rues, qui se mettent à boire de l’alcool et qui harcèlent les
femmes, fait en sorte que ces dernières ne peuvent pas sortir prendre un
café parce qu’on les traite de putes », racontent les femmes de
Cajamarca, une des régions les plus occupées par les activités minières
au Pérou.
Dans un contexte de la masculinisation accélérée de l’espace,
l’extractivisme réarticule les relations entre les genres et renforce
les stéréotypes de masculinité hégémonique. Dans les zones où sont
installées les industries extractives, l’imaginaire binaire basé sur la
figure de l’homme pourvoyeur se consolide et le masculin est associé à
la domination. Dans cette recatégorisation des schèmes patriarcaux, le
féminin reste prisonnier de l’idée de la femme dépendante, objet que
l’on peut contrôler et abusé sexuellement.
En bref, comme le démontre une enquête publique d’Acsur-Las Segovias,
les aspirations collectives qui dominent les activités extractives sont
fortement influencées par les modèles masculins, par un des imaginaires
masculinisés. Dans ce contexte, les expériences féministes permettent
de visibiliser l’extractivisme comme une étape de réactualisation du
patriarcat. L’investigatrice et activiste sociale mexicaine Raquel
Gutiérrez soutient que : « l’extractivisme et le patriarcat ont un lien
symbolique. Ils ne sont pas identiques, mais un ne peut pas aller sans
l’autre ».
Protagonistes de la résistance
Quand l’entreprise Yanacocha a pris possession du projet minier Conga
en 2001, au Pérou, personne ne pouvait imaginer qu’une femme seule
mettrait en danger les aspirations de l’entreprise. Máxima Acuña a
affronté avec fermeté un des géants des minières. Elle a refusé l’accès à
ses terres, situées face à la Laguna Azul de la région péruvienne de
Cajamarca, à une entreprise qui a été dénoncée à de nombreuses reprises
pour son acquisition irrégulière de terrains privés. Depuis 2011, Máxima
et sa famille ont été victimes de tentatives violentes de déplacement
forcé de la part du personnel de mine et de la police de l’état. Malgré
les menaces, intimidations et hostilités, elle résiste à un processus
judiciaire rempli d’irrégularités que l’entreprise a entamé à son
endroit afin de s’approprier ses terres.
En juin 2008, Gregoria Crisanta Pérez et sept autres femmes de sa
communauté de Agel, à San Miguel Ixtahuacán, Guatemala, ont saboté les
lignes électriques, interrompant l’alimentation électrique de la minière
Montana Exploradora, subsidiaire de la compagnie canadienne Goldcorp
Inc. Pendant quatre ans, un ordre de capture pour sabotage du
fonctionnement des activités de la mine les a poursuivis. Finalement, en
mai 2012, les charges pénales ont été levées et les femmes ont réussi à
récupérer une partie des terres de Gregoria, qui avaient été utilisées
illégalement par l’entreprise.
Les femmes du village de Sarayaku, dans l’Amazonie équatorienne, ont
entamé la résistance contre la pétrolière argentine Compañía General de
Combustibles (CGC), qui avaient réussi à les expulser de leurs terres en
2004. L’État équatorien avait cédé 60 % de son territoire à
l’entreprise, sans réaliser aucun processus d’information et de
consultation préliminaire des communautés. Ce sont les femmes qui, dès
le départ, ont pris l’initiative de la lutte. Quand l’armée a attaqué le
territoire pour militariser la région en faveur de l’industrie
pétrolière, elles ont saisi leurs armes. L’armée a voulu négocier la
restitution des armes secrètement. Mais, le village de Sarayaku,
encouragé par les femmes, a convoqué toute la presse de l’Équateur pour
dévoiler le cas publiquement. En 2012, après une décennie de litiges, la
Commission interaméricaine des droits humains a reconnu l’État
équatorien responsable de la violation des droits du peuple de Sarayaku.
Ceux-ci, et d’autres exemples illustrent le panorama anti-extractif
latino-américain, au sein duquel les femmes sont des protagonistes
importantes de la résistance, amenant de nouveaux mécanismes de luttes
et revendiquant leur propre espace. Dans son communiqué, les femmes
amazoniennes qui, en octobre 2013, ont marché plus de 200 km contre la
11e Ronde pétrolière en Équateur ont proclamé : « Nous défendons le droit des femmes à défendre la vie, nos territoires et de parler de notre propre voix ».
texte : Miriam Gartor
traduction : Éve-Marie Lacasse
Site web original : http://www.ffq.qc.ca/2014/06/amerique-latine-le-feminisme-reactive-la-lutte/
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