Adrien Welsh
Au matin du 20 septembre, la Guardia Civil espagnole fait irruption dans les bureaux et les antennes du gouvernement régional catalan, rappelant les heures les plus sombres de la dictature franquiste. Quatorze responsables du gouvernement sont arrêtés et 9,8 millions de bulletins de vote sont saisis dans la foulée. Le Premier ministre conservateur du Royaume d’Espagne, Mariano Rajoy, qui n’a jamais donné son accord au référendum consultatif de 2014 organisé par le gouvernement catalan d’Artur Mas et a fait savoir d’entrée de jeu qu’il ne reconnaitrait aucun référendum à la suite de l’annonce du chef du gouvernement catalan, Carles Puigdemont, de vouloir organiser un référendum pouvant mener à l’indépendance de la Catalogne en septembre dernier, somme le gouvernement régional catalan de « revenir à la loi et à la démocratie » et ajoute que «le gouvernement [espagnol] fait ce qu’il doit faire et continuera à le faire. »
Lors des semaines et jours suivants, les tensions entre Madrid et Barcelone ne font que s’accentuer. L’intransigeance de Rajoy et du Parti populaire ainsi que le peu d’intérêt manifesté de la plupart des autres partis parlementaires quant à tenter de régler cette question dans un réel cadre démocratique ont attisé les tensions et contribué à populariser les visées indépendantistes du gouvernement Puigdemont auprès des Catalans.
Ces partis tentent en effet de rester dans le cadre légal de la Constitution espagnole de 1978 Ce texte érige l’Espagne en « patrie commune et indivisible de tous les Espagnols » et son article 2 entérine le principe de « l’unité indissoluble de la nation espagnole ». À l’époque de Franco, on aurait simplement ajouté « par la grâce de Dieu »…
Les tensions atteignent leur paroxysme une semaine avant la tenue du référendum. Au cours de cette semaine, les provocations du gouvernement central pour tenter d’empêcher les Catalans de faire usage de leur droit à l’auto-détermination se font plus nombreuses et plus fortes. Dans la foulée, les télécommunications de certains secteurs du gouvernement sont bloquées, 2,5 millions de bulletins de vote sont saisis et plusieurs bureaux de vote sont fermés. Le gouvernement catalan entreprend alors un jeu du chat et de la souris pour organiser le référendum en quasi-clandestinité coute que coute alors que les Catalans prennent la rue. La jeunesse en particulier joue un rôle moteur dans les mobilisations alors que le jeudi précédent le vote, environ 10 000 étudiant.es se mettent en grève et prennent la rue pour revendiquer le droit à la nation catalane de décider de son avenir souverainement, sans intervention étrangère.
Le jour du vote, la Guardia Civil et la police nationale déploient une force démesurée, n’hésitant pas à charger sur la population, protégée par les Mossos D’Esquadra (la police catalane donc recevant ses ordres du gouvernement catalan), et à la bombarder de balles en caoutchouc. Le pouvoir franquiste n’aurait pu faire mieux…
Les affrontements ont été provoquant 800 blessés dont plusieurs blessés « graves » afin d’empêcher que se déroule le vote coute que coute. Mariano Rajoy pousse même la provocation un peu plus loin en affirmant qu’il n’ y aurait jamais eu de référendum sur l’auto-détermination de la Catalogne et que la force déployée aurait été « équilibrée »…
Selon le gouvernement Catalan, le taux de participation se serait situé autour de 43% des inscrits. Malgré tout le déploiement policier, seuls 700 000 personnes n’ont pu voter et 2% des bureaux de vote ont été fermés.
Sans grande surprise, le résultat de la consultation est très largement favorable à l’indépendance. Le oui l’emporte avec 90%, ce qui s’explique notamment par le fait que les partisans au maintien de la Catalogne en Espagne se sont abstenus de voter, suivant ainsi la consigne de Madrid.
L’actuelle crise qui secoue l’Espagne et la Catalogne est plus profonde que ce que tant les nationalistes catalans que la droite conservatrice espagnole tentent de nous présenter. À l’origine de cette crise est une crise générale de la démocratie en Espagne qui remonte à plusieurs décennies.
Si les débuts du nationalisme catalan indépendantiste peuvent être retracés au 19e siècle, il reste que ce mouvement reste plutôt marginal jusqu’aux années post-franquistes où il acquiert un réel caractère de masse et attire certains progressistes : avec la fin de ce qui reste de l’Empire espagnol (notamment avec la fin de la souveraineté espagnole sur le Sahara occidental), les Catalans, qui constituent une nation, ont eux aussi des revendications démocratiques.
Toutefois, le processus de la soi-disant « transition démocratique » en Espagne était ficelé de sorte à ce que les forces populaires au premier rang de la lutte anti-franquiste – en premier lieu le Parti communiste – ne bénéficient d’une place que marginale dans ce processus verrouillé par le Roi, en accord total avec les dernières volontés de Franco. La Constitution adoptée dans la foulée en 1978, à l’inverse de celle du Portugal en 1974, ne consacre que de maigres concessions aux forces démocratiques, notamment en ce qui a trait à la question nationale. Contrairement à l’époque franquiste, un certain effort de décentralisation est concédé de la part du gouvernement central, mais il reste que concrètement, chaque « province autonome » doit négocier une à une les conditions et l’application de cette autonomie avec Madrid. L’existence de nations en Espagne n’est pas reconnue, encore mois leur droit à l’auto-détermination. Il est vrai qu’en 2006, sous le gouvernement de Zapatero, la Catalogne est reconnue brièvement comme nation, une décision invalidée en 2011 par la Cour Suprême.
En plus de la crise de son système « démocratique », l’Espagne a, ces dernières années, été frappée de plein fouet par la crise capitaliste, ce qui fait de ce pays aujourd’hui l’un des plus inégaux d’Europe. De là ressurgissent les vieilles contradictions du capital dans la patrie de Cervantes. L’opposition entre une bourgeoisie agricole et rentière dans la majorité de l’Espagne d’une part et une bourgeoisie catalane fortement industrialisée donc plus libérale et dynamique (la Catalogne représente environ 21% du PIB de l’Espagne et 25% de ses exportations) contribue aussi à la promotion du nationalisme catalan.
En effet, l’idée d’indépendance de la Catalogne n’est pas progressiste en soi. D’ailleurs, l’un des arguments-clé des chefs de file du mouvement indépendantiste consiste à souligner le fardeau fiscal trop important que cette région doit payer à Madrid, ce qui entraverait le développement économique de la bourgeoisie catalane. En outre, il est impossible de voir l’indépendance de cette nation en dehors du cadre plus global. Une catalogne indépendante serait amenée à s’intégrer encore plus au sein de l’Union européenne du Capital et les pressions pour qu’elle en applique les directives seront plus fortes. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si les indépendantistes dont Puigdemont se tournent vers l’UE pour agir en tant que médiateur entre Madrid et Barcelone.
Quoi qu’il en soit, les évènements du 1er octobre sont à condamner et à dénoncer fermement par toutes les forces progressistes à travers le monde. En tentant de maintenir l’unité de l’Espagne à coups de matraque et de fusil, le gouvernement de Rajoy a tout simplement violé le principe de base du droit international, le droit des peuples à disposer d’eux-même, à la souveraineté et à l’autodétermination. Honteusement, les gouvernements du Québec et du Canada ont refusé de commenter la crise, et pour cause : l’Acte sur la clarté référendaire leur permettrait d’appliquer le même genre de mesures dans l’éventualité où le Québec – ou toute autre nation – décidait d’organiser un référendum pouvant mener à l’indépendance.
Respecter le droit à l’autodétermination soit du Québec ou de la Catalogne n’équivaut toutefois pas à un appui à l’indépendance. D’ailleurs, dans ces deux nations opprimées au sein d’un État multi-national, les communistes ne favorisent pas cette option, qui, compte tenu que ces deux nations, bien que plus petites, ne représentent pas des colonies. En conséquence, l’unité des travailleur.euses prime sur l’unité nationale. Dans ces deux nations, les communistes refusent tout projet qui proposerait une unité entre le prolétariat et la bourgeoisie monopoliste, mais comprennent aussi qu’à l’inverse, les communistes actifs dans la nation dominante doivent s’opposer à toute forme de chauvinisme à l’égard de la nation dominée. Ainsi seulement les travailleur.euses et les masses populaires des différentes nations seront convaincues de la possibilité et de la nécessité de s’unir au-delà des différences nationales afin de s’attaquer à leur ennemi commun, celui contre qui il est « temps d’être alerte », la bourgeoisie monopoliste qui se sert de ces divisions afin de mieux assoir sa domination.
Ara ès hora d’estar alerta dit l’hymne national catalan. Mais alerte contre qui? En défense de quoi? Si c’est défendre l’unité de la classe ouvrière, de la jeunesse et des peuples, sous le drapeau d’une Espagne républicaine comme celle de La Pasionaria, les communistes répondent présent et ne baissent pas la garde. Toutefois, si c’est être alerte pour défendre l’Estrellada au carré bleu, symbole d’une Catalogne intégrée à l’Union européenne; si c’est être alerte pour défendre le drapeau de la monarchie espagnole et faire primer sur l’unité du Capital espagnol, les communistes ne sauraient entrainer les masses dans cette voie dangereuse qui, au final, ne profiterait qu’à la bourgeoisie parasitaire et exploiteuse et ne changerait en rien à l’exploitation des masses populaires et de la jeunesse qui se retrouveraient, dans tous les cas, attachés au même pieux, à la même estaca, si ce n’est que la couleur en serait différente.