Comme dans toute lutte populaire
d’envergure, d’importants débats de stratégie et de tactiques se produisent
toujours au sein même des forces populaires en lutte. Il n’y a rien d’étrange
là-dedans car ce n’est que le reflet de la diversité des groupes concernés qui
essaient de s’unir pour lutter, malgré que leurs intérêts, sans être
divergents, ne soient pas nécessairement complètement identiques.
Cela s’est manifesté au congrès
de l’ASSÉ au début d’avril, où le comité exécutif a été destitué symboliquement
après qu’il eut démissionné en bloc. Formellement, le congrès lui a reproché
d’avoir contrevenu aux règles de « démocratie directe » en publiant
son point de vue en tant qu’exécutif, peu de temps avant l’instance, et alors
que les votes de reconduction des mandats des associations étudiantes locales
qui étaient en grève devaient survenir dans les jours suivants.
Cependant, tout cela couvrait
dans le fond des différences de vue importantes quant à la stratégie à adopter
pour le futur de la lutte et sur la relation du mouvement étudiant avec les
centrales syndicales et la négociation pour le renouvellement des conventions
collectives des employé(e)s du secteur public.
D’une part, analysant que le
mouvement de grève lancé par l’ASSÉ risquait de ne demeurer qu’étudiant, voire
de s’épuiser, l’exécutif démissionnaire suggérait d’effectuer un repli
stratégique pour se joindre aux syndicats du secteur public qui auront pu
obtenir leur droit de grève l’automne prochain, considérant qu’« il y a
là tout intérêt à
faire des négociations
du secteur public une lutte politique et de joindre les mouvements étudiants et syndicaux. Nous n'apportons pas une idée nouvelle, et nous croyons que c'est dans cet esprit que le mouvement
s'est bâti cet automne et ce printemps. Présentement, la possibilité de
grève dans le mouvement syndical se dessine
bel et bien. Elle pourrait être
envisageable dès
l'automne. Ainsi, une fenêtre
historique s'ouvre à
nous pour faire grève
conjointement avec les syndiquées
de la fonction publique. »
D’autre part, le regroupement appelé Printemps 2015, influent au sein de l’organisation étudiante et qui se méfie plutôt des dirigeantes et
dirigeants syndicaux, soutient que la proposition de l’exécutif étudiant
destitué revenait à
remettre la destinée de l’ASSÉ entre leurs mains. Il considère que l’exécutif démissionnaire avait une « confiance aveugle
envers la mobilisation des centrales syndicales…Ces mêmes centrales qui, en
2012, au sommet du plus grand mouvement social que le Québec ait connu, n’ont
jamais envisagé la grève. Ces mêmes centrales qui sont contre toute grève
illégale, qui ont appuyé la Charte et qui ne se positionnent pas contre les
projets d’hydrocarbures. Et si les syndicats ne partaient pas en grève à
l’automne 2015…? » Finalement, « cette focalisation sur l’agenda de syndicats de la fonction publique
met de côté toutes celles et ceux que l’appel à la grève sociale vise à
rejoindre. Organismes communautaires, chômeurs et chômeuses, travailleurs et
travailleuses du privé : autant de forces prêtes à se mobiliser et autant,
sinon plus, touchées par l’austérité. »
Selon ce point de vue, il
ressort donc que la grève du mouvement étudiant, vue d’une façon plutôt
enthousiaste, pourrait rallier de larges couches populaires et ouvrières
directement dans une grève générale politique.
Outre
la question de l’unité du mouvement, ce point de vue soulève aussi la question
du rapport qui existe entre lutte économique et lutte politique. D’un bord
comme de l’autre, on oppose parfois la négociation des conventions collectives
des employé(e)s du secteur public à la lutte contre l’austérité. D’un côté, il
est loin d’être certain que les directions syndicales soient d’accord à
politiser la négociation pour ne pas en perdre le contrôle. De l’autre côté,
des partisanes et partisans de la grève politique perçoivent parfois les
revendications des travailleuses et des travailleurs telles que la hausse des
salaires comme potentiellement « corporatistes », alors qu’on
attribue à la lutte contre l’austérité, porteuse de revendications politiques
d’intérêt général, un caractère plus noble.
Étudiant
les grèves survenues durant l’essor révolutionnaire de 1905 en Russie, Lénine
expliquait que d’un point de vue marxiste, une conjonction insuffisante de la
lutte économique et de la lutte politique constitue une faiblesse du mouvement,
alors que le renforcement de la lutte économique donne au contraire une large
base pour renforcer la lutte politique. Sans lien entre grève économique et grève
politique, « un mouvement vraiment
grand et visant à de grandes fins est impossible … sans revendications économiques, sans
amélioration directe et immédiate de sa situation, la masse des travailleurs ne
consentira jamais à se représenter un progrès général du pays». (Lénine,
Grève économique et grève politique, Œuvres, tome 18).
Cette
leçon de Lénine s’est même appliquée à la lutte étudiante de 2012 que certaines
et certains considèrent comme le plus
grand mouvement social que le Québec aurait connu. Sans la revendication
économique suscitant une très large adhésion des étudiantes et des étudiants
d’annuler la hausse des droits de scolarité, qui fut la base du mouvement, jamais
le Printemps Érable n’aurait pu être ce qu’il a été.
La
négociation du secteur public au Québec, bien que portant sur des
revendications économiques pour des conventions collectives, revêt elle-même
objectivement un caractère hautement politique principalement pour trois
raisons :
- Elle concerne et implique en même temps une grande partie de la main-d’œuvre syndiquée de la province, soit environ 35%.
- Elle implique une grande majorité de femmes et son résultat rejaillit nécessairement sur la condition des femmes au Québec.
- Elle met en question le budget de l’État.
Bien sûr, elle ne résume pas à
elle seule tous les aspects des politiques d’austérité, puisque le gouvernement
Couillard attaque sur tous les fronts en même temps, mais elle se situe au
cœur, elle constitue un de ses principaux aspects. Les conditions de travail
sont, du point de vue du gouvernement, des obstacles à abattre pour démanteler
les services publics. La
bataille contre l’austérité ne pourra être gagnée sans une victoire des
négociations du secteur public.
Finalement,
considérant le fait que le gouvernement a dans les faits déjà mis fin à la
négociation, surtout depuis le dernier budget Leitao, il est impossible
d’envisager une réussite de cette négociation pour les travailleuses et les
travailleurs sans défoncer le budget d’austérité. La victoire ne pourra être
possible que dans le contexte d’une grève politique ayant raison du programme
austéritaire du gouvernement.
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