par Suzanne Loiselle et Raymond Legault
[1]
Suite au terrible attentat
à Ouagadougou, qui
a
fait 30 morts, les médias ont unanimement fait écho aux propos de
Madame Camille Carrier, mère de l’une des six victimes québécoises. Elle
décriait en ces termes
la promesse électorale de Justin Trudeau (non encore appliquée) de mettre fin
à la participation canadienne aux bombardements
aériens coordonnés par les États-Unis en Irak et en Syrie : «
Heille, il y a
six Québécois de touchés. Pis de savoir qu’il ne participe pas aux
combats (…) Il veut envoyer des couvertes… qu’il aille donc les abattre,
ces gens-là ». Des éditorialistes et autres commentateurs
politiques ont renchéri en qualifiant de faible, d’idéaliste ou de
dépassée toute position autre que celle de faire
la guerre à «
cet
ennemi [qui] veut tuer des Occidentaux. Même lorsque nous ne sommes que
de dévoués travailleurs humanitaires venus pour aider à construire des écoles et des puits » (Antoine Robitaille,
Le Devoir, 20 janvier 2016).
Si on peut facilement comprendre
la douleur,
la révolte et
la
colère d’une mère ayant perdu sa fille aussi tragiquement, on ne peut
s’empêcher de voir dans ses paroles et dans leurs échos médiatiques un
dangereux appel
à une riposte de l’Occident qui
ferait totalement fi de ses responsabilités et de celles de ses proches
alliés au Moyen-Orient dans
la genèse de ce type de terrorisme, et de l’
échec lamentable de
la soi-disant «
guerre contre le terrorisme ».
Des victimes par dizaines, voire par centaines de milliers
« Heille », serait-on tenté de répondre,
à
côté des quelques milliers de victimes occidentales d’attentats
djihadistes depuis 2001, pourquoi ne pas voir aussi les CENTAINES de
milliers de victimes – très majoritairement civiles – engendrées par les
guerres d’occupation qu’ont menées les États-Unis et leurs alliés en
Irak et en Afghanistan, par
la guerre
civile et ses commanditaires extérieurs en Syrie, par les bombardements
occidentaux en Libye? Pourquoi ne pas essayer de saisir le portrait
global qui s’en dégage et d’en comprendre les sources?
La douleur extrême ressentie par Madame Carrier et les proches des victimes occidentales
a
été ressentie par un nombre bien plus grand de personnes sur d’autres
continents. Mais elles sont demeurées anonymes et sans visages pour
nous. Des proches d’enfants et d’enseignant.e.s bombardés dans leurs
écoles… Des proches de malades et de personnel soignant bombardés dans
leurs hôpitaux ou leurs cliniques… Des proches de familles bombardées
lors de cérémonies ou de réceptions de mariage… Des proches de milliers
de jeunes gens torturés… etc.
« Bavures » et « dommages collatéraux » sont les termes
aseptisés dont on enrobe ces drames-là pour l’opinion occidentale,
à la
fois pour les déshumaniser et pour occulter leur illégalité au regard
du droit international. Mais leur impact là-bas, est toujours le même :
à chacun de ces drames, de nouveaux djihadistes sont recrutés, motivés par
la douleur,
la révolte,
la colère et prêts
à
« aller abattre ces gens-là ». Et « ces gens-là » faut-il le rappeler,
ce sont d’abord des Musulmans chiites – de loin les plus nombreuses
victimes du djihadisme d’inspiration wahhabite – ensuite des membres des
minorités religieuses (chrétiennes et autres) de ces pays ravagés par
la guerre et, seulement en bout de ligne, des victimes occidentales.
Un fléau en grande partie créé et alimenté par l’Occident et ses alliés
La responsabilité des États-Unis et de leurs alliés occidentaux de l’OTAN ne se limite pas
à
celle, indirecte, de créer de nouveaux djihadistes par les innombrables
drames humains qu’entraînent leurs guerres dans des pays lointains. Et
ceux qui critiquent le caractère malhabile et creux des déclarations
récentes du Premier ministre Trudeau concernant
la guerre en Syrie et en Irak sont dans
la position de ceux qui ne voient qu’un arbre qui leur cache
la forêt. Car depuis des années,
la phrase creuse et mensongère suprême est justement celle de
la «
guerre contre le terrorisme ».
Bien loin de mener une
guerre
conséquente contre le terrorisme djihadiste, de nombreuses enquêtes ont
révélé que les États-Unis ont, secrètement et constamment,
instrumentalisé ce terrorisme pour l’avancement de leurs intérêts
stratégiques, souvent en le finançant, en l’armant et en l’entraînant ou
en laissant leurs alliés moyen-orientaux le faire. Évidemment, cette
instrumentalisation s’est régulièrement retournée contre eux, mais ils
n’y ont pas renoncé pour autant lorsqu’ils passaient
à de nouveaux « théâtres d’opération ».
On n’
a qu’
à penser d’abord
à l’appui étasunien
à Oussama Ben Laden et
à ses moudjahidines dans leur
guerre
contre l’URSS et le régime communiste local en Afghanistan dans les
années 1980. Plus récemment, en Libye, par leurs bombardements mais
aussi par les tractations de leurs forces spéciales et de leurs services
de renseignement, ils ont non seulement entraîné
la chute du régime de Mouammar Gaddafi mais favorisé l’armement et
la montée en force des djihadistes dans ce pays, maintenant devenu totalement chaotique. De même, dans
la
poursuite de leur objectif de renverser le régime de Bachar el-Assad en
Syrie, les États-Unis ont favorisé le transfert d’armes et de
combattants de
la Libye vers
la
Syrie et laissé leurs très proches alliés – en particulier l’Arabie
saoudite et le Qatar – financer l’État islamique (EI), Jabhat al-Nusra
et d’autres groupes djihadistes ou, dans le cas de
la Turquie, laisser passer librement leurs combattants
à
travers leurs frontières ou même acheter et revendre le pétrole produit
par l’EI. De façon plus générale, les États-Unis ont aussi maintenu une
très étroite alliance stratégique avec l’Arabie saoudite, alors que ce
pays dépense des milliards de dollars chaque année pour disséminer
partout dans le monde le wahhâbisme, ce courant particulièrement
rétrograde et sectaire de l’Islam sunnite dont se revendiquent les
groupes djihadistes. Avec le résultat, comme l’écrit le journaliste
britannique Patrick Cockburn dans son livre « The Rise of Islamic
State », que l’on se retrouve maintenant face
à «
un mouvement cent fois plus gros et bien mieux organisé qu’Al-Qaïda d’Oussama Ben Laden » (notre traduction).
Quoi faire ?
La seule véritable façon d’en finir avec les attentats dont sont victimes les Occidentaux dans leurs pays ou
à
l’étranger est d’abord et avant tout de mettre un terme aux politiques
hégémoniques et guerrières de l’Occident qui sont menées sous le couvert
fallacieux de
la «
guerre
contre le terrorisme ». Dans le cas du Canada, il faudrait non
seulement retirer les CF-18, mais aussi les forces spéciales
canadiennes, et cesser toute participation
à la guerre
en Irak et en Syrie. Il faudrait également rompre nos contrats
militaires avec l’Arabie saoudite et dénoncer le rôle particulièrement
pernicieux que joue ce pays dans le monde et
la protection que lui accordent les États-Unis. Voilà tout un programme
à réaliser ! D’autant plus qu’en matière d’affaires étrangères et de
guerre, probablement plus que dans tout autre domaine, c’est le 1 %, les puissants, qui déterminent les politiques et les 99 % de
la population qui en gobent
la propagande, en paient les coûts et en subissent les conséquences.
[1] Les auteurs sont des porte-paroles du
Collectif Échec à la guerre, mais ils s’expriment ici
à titre personnel.